L’édito de la lettre du disque (hebdomadaire des professionnels du disque et des médias musicaux) du 25/09/01, par Alexandre Imbert:
«comment ne pas craindre que le monde se replie sur lui-même pour devenir toujours plus réactionnaire?» s’interrogeait il y a quelques jours Emmanuel de Buretel, dans les colonnes de Libération. Le patron de Virgin Europe ne croyait pas si bien dire. Depuis les attentats perpétrés aux Etats-Unis, le monde occidental est submergé par une vague de « bons sentiments » touchants, mais à bien des égards, inquiétants.
Que le God bless America de Lee Grennwood entre en force dans les classements radios américains, que Whitney Huston ressorte son interprétation de Star-Spangled Banner ou que Michael Jackson nous prépare un tube colossal avec son What more can I give n’a en soit rien de bien surprenant.
Les hymnes, chants patriotiques et autres chansons de propagande s’accordent parfaitement au son du canon. Plus choquante, en revanche est l’autocensure à laquelle se livrent complaisamment les grands médias. Aux USA, mais aussi en Europe, on passe au crible les titres, paroles et pochettes des albums, pour savoir s’il convient ou non de les diffuser. Et si l’on comprend que les radios se soient abstenues de programmer le C’est la fête de Michel Fugain le lendemain de la catastrophe, ou que l’on ait préféré modifier la pochette de l’album du groupe The Coup (montrant les twin towers en flammes) avant de le mettre dans les bacs, on peut s’interroger sur la nécessité de déprogrammer – comme Clear Channel l’a fait – quelque 150 titres dont le New-York, New-York de Franck Sinatra ou le Great Balls of Fire de Jerry Lee Lewis. A ce compte, et si l’on élimine tous les titres qui contiennent le mot avion, gratte-ciel ou New-York…Ou simplement toute parole agressive, il ne nous restera bientôt que des chansons pour enfants .
La réaction, risible, va sans doute plus loin que l’anecdote. Tous les albums du groupe Rage against the machine sont désormais mis à l’index, tout comme le pacifiste Imagine de John Lenon, et les radios et télévisions s’interrogent sans doutes sur l’opportunité de programmer les titres chantés en langue arabe dont la diffusion pourrait être, d’ici peu, considérée comme une provocation.
L’art et la création s’enrichissent rarement dans les périodes où règnent l’ordre et la morale. Les artistes le savent, et ils devront se battre pour ne pas être aspirés dans ce « trou noir » dont il convient de saper la puissance dès maintenant. Du coup, il faudra aux maisons de disques de grands talents de contorsionnistes pour préserver à la fois la diversité artistique et leurs intérêts économiques. Car le retour de l’ordre, s’il déprime la création est également le meilleur stimulant de l’activité économique.