Monsieur Bougredane

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Madame Germaine a un amoureux. (1)

Il y a une quinzaine de jours, alors que j’étais resté chez moi pour soigner une méchante sinusite et que je traînais assez lamentablement d’une pièce à l’autre de mon appartement, dont le sol fleurissait peu à peu de petits mouchoirs blancs, en regardant par la fenêtre qui donne sur la rue, je les aperçus.
C’était jour de marché. Germaine s’en retournait à son premier étage encaustiqué, serrant contre elle un cabas d’où dépassaient deux maigres poireaux annonçant la soupe du midi. Elle était suivie par un petit homme frêle qui peinait manifestement sous le poids d’un cageot un peu trop grand pour lui et un peu trop rempli. L’aspect d’une laitue en particulier retint mon attention. Je songeais que l’humble salade avait sans doute fait les frais d’une de ces âpres batailles dont Germaine et Madame Picard, notre poissonnière, ont le secret, et qu’elles se livrent d’ordinaire à l’étal des primeurs. Conquis de haute lutte, le légume avait évidemment beaucoup perdu de sa superbe, mais je devinais que Germaine savourerait en chaque feuille le souvenir de sa victoire du matin sur la veuve Picard.
Pour l’heure, affairé à trouver à mon nez un secours charitable, je ne quittais pas des yeux l’homme au cageot, me figurant qu’il s’agissait de quelque commis chargé de venir en aide à la dinde du premier, et m’amusant de l’application qu’il mettait à ne rien renverser en dépit d’un encombrement maximal. Je pensais à l’âne de la fable transportant les reliques sacrées, mais le petit homme surchargé avait bien moins d’arrogance dans son allure et sa tenue, et les laitues de Germaine n’ont à coup sûr pas la vertu miraculeuse des os de saints…
Quand ils furent arrivés au bas de l’immeuble, le petit homme remit à Germaine le cageot débordant et, à ma grande surprise, profitant de l’embarras de celle-ci, il se jeta à son cou pour déposer un rapide baiser sur chacune de ses grosses joues roses. Germaine resta interdite, le regardant avec un air encore plus hébété qu’à l’ordinaire. Elle ne dit pas un mot. En passant la porte, elle fit tomber sans s’en rendre compte la laitue de la veuve Picard. Resté sur le trottoir où il s’était tenu coi, se contentant de chiffonner du bout des doigts une casquette à la Prévert, l’homme ramassa le légume avec une infinie délicatesse. Puis, ayant jeté un dernier regard à la porte de l’immeuble, il remonta la rue d’un pas léger et lent.

Quelques jours plus tard, tandis que je descendais l’escalier pour me rendre à un dîner entre amis, je croisais le petit homme qui campait avec un air hésitant devant la porte de Germaine. Sa tenue n’était pas des plus reluisantes, mais son linge était propre et repassé avec soin. Ses cheveux noirs, plaqués sur l’arrière à grands renforts de gomina, laissaient néanmoins apparaître un début de calvitie qu’on avait tant bien que mal cherché à dissimuler. Les joues creuses et couperosées suggéraient quant à elles un rasage récent, idée que venait renforcer l’odeur obsédante d’une Cologne bon marché. Enfin, ses mains appliquées une nouvelle fois à torturer l’étoffe de sa casquette trahissaient la nervosité qui faisait perler la sueur à son front.
Il venait de sonner à la porte. À l’intérieur de l’appartement, la voix de Germaine retentit. Un « Qui c’est ? » lointain mais fort peu discret répondit au coup de sonnette. Le petit homme inquiet colla sa bouche contre le bois et murmura une phrase inaudible. « Comment ? », fit la voix de Germaine, d’autant plus terrible que le traînement si familier de ses savates annonçait désormais son arrivée près de la porte. « C’est Monsieur Bougredane ! », cria le petit homme dans un effort ultime, désespéré, pour se faire entendre. J’avais un peu lambiné sur les marches pour ne rien rater de la scène, mais quand j’entendis ce nom, un fou rire me prit presque aussitôt et je dévalais alors l’escalier pour épargner à l’handicapé patronymique l’affront d’une humiliation dont on pouvait légitimement penser qu’elle viendrait s’ajouter à une liste déjà longue de brimades diverses.
Je suis un enfant de Pif Gadget. Comme beaucoup d’enfants qui ont appris à lire au moment où le pétrole devenait hors de prix, je me souviens d’une bande dessinée de Kamb, intitulée « Dicentim, le petit Franc », et qui parut dans Pif pendant assez longtemps. L’ennemi juré du jeune héros s’appelait Bougredane et le garçonnet courageux passait le plus clair de son temps à chercher de nouveaux moyens d’humilier ce dernier. Tandis que je courais ainsi vers la rue en étouffant mon rire, ce souvenir enfantin me revint, et lorsque j’atteignis enfin le pavé dans les lumières du soir, j’éclatais en me remémorant la fière boutade du jeune guerrier roux : « Bougredane et bougre d’andouille ne font qu’un ! »

Hélène est passée ce soir. Je l’avais rencontrée au chinois du coin où j’étais allé manger avec des amis. C’est fou ce que j’ai comme amis certains soirs… Elle était à table avec sa sœur et un homme qu’elle me présenta plus tard comme une relation d’affaires ; ils mangeaient des nems et avaient l’air de beaucoup s’amuser. Elle m’avait plu dès le premier coup d’œil. Je sais bien que c’est toujours un peu bête de dire ça comme ça, mais c’est vrai en ce qui me concerne. Ce soir-là, j’ai eu bien du mal à regarder ailleurs et mes ailleurs tentés allaient mourir vers elle.
Elle devait passer me prendre à 8 heures. Nous allions dîner ensemble pour fêter un contrat qu’elle avait décroché. Elle arriva très précisément à l’heure convenue, mais je devinai immédiatement en lui ouvrant la porte que nous n’irions pas dîner. Elle avait des choses à me dire, il fallait qu’on parle et tout était fini. Il n’y aurait plus de restaurant, plus d’amour, plus rien à fêter pour nous ou entre nous, puisque « nous » mourait avec elle, inexorablement, tout doucement et sans un cri.
Après son départ, je restais un moment dans le silence retrouvé de mon appartement. Certains soirs, c’est fou, on est bien triste et il n’y a pas d’amis, et tout est un peu lourd. Je pris le téléphone pour annuler ma réservation puis, comme cela m’arrivait de temps à autre, je téléphonai au chinois du coin pour commander une assiette. Debout dans l’entrée, j’attendais le livreur en me regardant dans la glace. Je la revoyais ce premier soir, son sourire si doux et ses mains délicates qui enroulaient avec soin les nems dans les feuilles de laitue. Alors, bien fugitive, l’image du petit amoureux de Germaine se superposa à la mienne sur le miroir. Et tandis que je le voyais s’en aller de ce pas si léger avec sa salade à la main, je me murmurais à moi-même : « Bougredane et bougre d’andouille ne font qu’un ! »

(1) Cf. Madame Germaine et Ultra-moderne solitude.
 
Ouch... Oui, c'est vraiment bien. Rien à ajouter si ce n'est que nous sommes tous des bougredanes, et que hélas nous le savons (dans le meilleur des cas), et qu'elles ne le savent pas (dans le pire).
 
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Réactions: thebiglebowsky
<blockquote><font class="small">Post&eacute; &agrave; l'origine par Amok:</font><hr /> Ouch... Oui, c'est vraiment bien. Rien à ajouter si ce n'est que nous sommes tous des bougredanes, et que hélas nous le savons (dans le meilleur des cas), et qu'elles ne le savent pas (dans le pire).

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Mais si, mais si, nous sommes au courant
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Alors là, ça me troue le cul !

Jamais j'aurais cru trouver un truc comme ça sur le bar (tu sais que tu es sur le bar là, Doc, non ?) J'aurais été moins surpris si tu avais posté ton thread dans le forum photo numérique... Franchement, c'est une très belle laitue. L'éclairage est impeccable, rien à redire. J'ai rarement vu un aussi beau légume.
Voilà, je voulais absolument de remercier pour ce cliché. Ta laitue et les filles de Foguenne sont un rayon de soleil sur ma journée de merde (quoique la merde au soleil...:D) Bravo l'artiste !

Amicalement,
DocEvil.

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Bonjour DocEvil,

C’est vrai qu’elle est belle ta salade, belle, appétissante et délicieuse, et je pense que ce serait un affront de faire semblant de croire que tu es venu poster ici par erreur ou distraction. Peut-être par hasard.

Oui, oui, tu es bien au bar, un endroit qui il me semble n’a jamais eu la prétention d’être un salon littéraire, un endroit où se côtoient des pseudos de tous âges, de tous horizons, de tous milieux. C’est ça qui fait la richesse de cet endroit, et essayer de canaliser toutes ces énergies, n’équivaudrait-il pas à en baîllonner certaines.

Ici on cultive, parfois avec bonheur, parfois maladroitement l’art de ne parler pour rien dire, l’art du dilettantisme, l’art du parler à tord et à travers. Mais je suis convaincue qu’ici personne ne parle avec le diable.

Alors, si ça t’intéresse, il y a encore des places de libres.

Barbarella
 
Barbarella,

Je n'ai jamais eu la prétention de dire à quoi sert le bar, ou pire ce qu'il devrait être. Je note que nous sommes d'accord sur un point : ce n'est pas un salon littéraire. Et tu m'en vois ravi. Je serais bien embêté si ma « différence » chérie se noyait au milieu de textes similaires et je l'avoue sans honte. Je n'ai pas de leçons à donner. Je n'ai pas non plus envie que les choses changent. Je voudrais seulement que chacun ait sa chance d'être un peu au soleil pour préserver la diversité du bar. Je ne vois aucun avantage à l'uniformité.

En ce qui concerne la place que tu me proposes, il me semble, en toute modestie, que je l'ai déjà prise. À ma manière, qui ne fut pas forcément la plus discrète, mais avec toute l'humilité dont je fus capable et avec un grand respect pour chacun des clients de ce lieu d'heureuse perdition.

Amitiés.

P.S. : C'est gentil sonnyboy de passer me dire bonjour. On s'ennuie si vite de moi...
 
merci.. et bravo Doc :)


A coté du pastis, juste derriere les cahuettes...
je vous pose ça sur le zinc... ;)
il y a bien un peu de place pour une poésie à 2 balles !?


Du fond du potager
Parmi les choux et les navets
Je regarde la haut
Dieu ! que le ciel est beau

Il y a tant de mystères
Qui restent inexpliqués
Y a t il ailleurs dans l'univers
D'autres cucurbitacées?

Couché là par terre
Par cette belle nuit d'été
J'apprends à ma manière
A relativiser

De grains d'étoiles nous sommes nés
Du firmament tous engendrés
Poussières j&#8217;étais
Poussières je retournerai

Et oui demain, c'est sûr
Je vais être mangé
Car voila d'un pas sur
Venir le jardinier !

De notre condition précaire
Doit on être frustré ?
La réponse, mes amis chers
Je ne puis vous la donner

Je ne peux que vous inviter
Sur les quelques mots ci-après
Quand le ciel vous contemplez
A réfléchir&#8230; A méditer

Toutes ces merveilles
Tant de beauté
De voir tout ca
D&#8217;imaginer
Il fut donné
A nous pauvres légumes
La possibilité
 
Merci DocEvil pour ce texte.
Bougre de bougre, on peut le lire sans rencontrer d'obstacle orthographique. Deux fois merci. :) :) ;) ;)
 
Bravo Doc. Point besoin d'en dire plus.
 
Bassman a dit:
Bravo Doc. Point besoin d'en dire plus.

Bassman, jour après jour mon admiration pour toi augmente! :D Et dire qu'un tel tourneur de phrase était perdu dans les entrailles de MacG, mangeant du packman et triturant son joystick dans une pénombre inquiétante :nailbiting: :D
 
TibomonG4 a dit:
dans une pénombre inquiétante :nailbiting: :D

La pénombre n'est inquiétante que pour ceux qui y projettent des monstres... Il existe aussi des pénombres propices, tout aussi troublantes, mais pleines de délices. ;)

Merci à tous les gentils posteurs pour leurs commentaires bienveillants.
 
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