De mes très lointains souvenirs du latin, si l'ordre des mots n'est pas complètement indifférent, il n'en demeure pas moins plutôt libre, non ?
La dernière œuvre de Paul Valéry a consisté à traduire les Bucoliques de Virgile en alexandrins français non rimés. Voici ce qu'il déclare dans sa préface intitulée « Variations sur les Bucoliques » :
La langue latine est, en général, plus dense que la nôtre. Elle n'use pas d'articles ; elle fait l'économie des auxiliaires (du moins à l'époque classique) ; elle est avare de prépositions ; elle peut dire les mêmes choses en moins de mots, elle dispose d'ailleurs des arrangements de ceux-ci avec une liberté qui nous est presque entièrement refusée, et qui fait notre envie. Cette lattitude est des plus favorables à la poésie, qui est un art de contraindre continûment le langage à intéresser immédiatement l'oreille (et par celle-ci tout ce que les sons peuvent exciter par eux-mêmes) au moins autant qu'il ne fait l'esprit. Un vers est à la fois une suite de syllabes et une combinaison de mots ; et comme cette combinaison doit se composer en un sens probable ainsi la suite des syllabes doit se composer en une sorte de figure pour l'ouïe, qui s'imposât, avec une nécessité particulière et comme insolite, à la diction et à la mémoire du même coup. Le poète a donc à satisfaire constamment à deux exigences indépendantes, de même que le peintre doit offrir à l'œil pur une harmonie, mais à l'entendement, une ressemblance de choses ou d'êtres. Il est clair que la liberté de l'ordre des mots dans la phrase, à laquelle le français est singulièrement opposé, est essentielle au jeu de la versification. Le poète français fait donc ce qu'il peut dans les liens très étroits de notre syntaxe ; le poète latin, dans la sienne si large, à peu près ce qu'il veut.
De tous les poètes de l'Antiquité classique, celui qui offre la liberté la plus inouïe dans la distribution des mots est sans conteste Virgile dans les Bucoliques. Dans une langue latine prédisposée à la latitude syntaxique, il crée le plus grand désordre verbal jamais atteint en tant qu'expression poétique. Cette œuvre extraordinaire, la plus opposée possible qui soit au génie de la langue française qui est la langue de l'ordre syntaxique par excellence, c'est-à-dire de la pensée comme Descartes la comprenait ; l'œuvre la plus difficile en tant que désorganisation poétique totale du rangement des mots d'une langue ; ne voilà-t-il pas qu'elle fut infligée à des générations d'apprentis latinistes en culottes courtes comme morceaux choisis d'initiation au Latin ? Quelle absurdité !
Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi,
Silvestrem tenui musam meditaris avena ;
Tityre, toi au feuillage étalé couché sous l'abri d'un hêtre
Une silvestre sur un mince Muse tu taquines pipeau.
On a donc affaire à ce qui rend un effet comique dans le Bourgeois Gentilhomme : "Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font". Ce qui n'empêcha pas Paul Valéry de créer des transpositions françaises aussi infidèles à Virgile que poétiques dans la langue française :
Je redirai les chants de nos bergers poètes
Ce que chantait Damon avec Alphésibée
Ce qui rendait les bœufs distraits de l'herbe tendre
Les lynx tout étonnés d'ouïr ces deux rivaux
Et les fleuves saisis en suspendre leur cours.
Viens ! lumière du jour Lucifer favorable
Cependant que déçu dans mon amour pour Nise
Je me lamente aux cieux vainement attestés
Que j'interpelle encore à mon heure suprême.