Pilotage automatique

A

Anonyme

Invité
La valse triste, de Jean Sibelius (1865-1957).

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C'est pourtant l'été. Le ciel bas brumise une averse sur la terrasse. Une pluie fine comme les embruns, comme le sable, et qui, comme lui, s'insinue partout, colle partout. Je me suis installé sur les marches de la porte du séjour. Abrité par le balcon qui s'avance à l'étage, j'ai posé sur mes genoux le bloc prêté par Françoise, un grand bloc de papier blanc avec des lignes pour la correspondance. Il est interdit de fumer dedans. Dans ma main, le globe de cuivre gravé faisant office de cendrier est glacé, mais je sens à peine le froid contre ma paume. La faible lueur rouge de ma cigarette se ranime et éclaire mon visage quand j'en tire une bouffée. Il sont tous partis se coucher. J'aime ce moment et cette solitude. J'aime cette fraîcheur. Il faudra mettre un mot dans le livre de maison. Quelque chose qui me ressemble et qui leur ressemble. Quelque chose de nous.

Là, je suis à Pau. C'est mon appartement de quand j'étais étudiant, mon septième avec vue. C'est la nuit. Il ne doit pas être loin de trois heures du matin et, par la porte-fenêtre, je regarde les lumières de la ville endormie. C'est sans doute un peu bête, mais je m'imagine tous ces gens qui dorment à la lueur de mon regard et sur lesquels j'ai l'impression de veiller comme on veille un enfant, un amour. C'est drôle aussi comme je suis calme dans la nuit, comme mes inquiétudes s'estompent tout à coup. Qu'ils ont donc l'air fragiles dans le sommeil... Réduits par la nuit à n'être que ce qu'ils sont, qu'ils me semblent aimables soudain et comme je les aime. J'écris un poème. Il n'est pas très bon, mais c'est pas grave. Moi il me plaît bien.

J'ai 11 ans. On s'est donné rendez-vous derrière le réfectoire. À cette heure-ci, il n'y aura personne pour nous surprendre. J'ai le cœur qui bat assez terriblement, mais la curiosité l'emporte. Il faut absolument que je sache quel goût ça a. Il y en a qui disent qu'il l'ont déjà fait. Ça se trouve, c'est rien que des histoires. Mais elle, elle me plaît bien. Ce n'est pas la plus jolie, mais elle est marrante et sympa. Et puis c'est elle qui veut. Oh, et si elle ne venait pas ? Et puis je n'en sais rien moi, comment on fait en vrai. La voilà qui arrive. Elle porte son pull marin avec les lignes. Elle est belle comme un carnet de correspondance sur lequel on pourrait écrire de jolies choses, comme celui que maman a glissé dans mes affaires avec les enveloppes pré-timbrées et pré-adressées, au milieu des sous-vêtements étiquetés à mon nom. Elle approche son visage du mien, je sens son souffle, sa joue à l'odeur de savon, ses lèvres. Voilà. C'est fait. Une petite éternité de dix secondes. On se regarde vite fait et on ne sait pas trop quoi dire. De toute façon, on ne va pas traîner : il faut filer avant qu'on ne s'aperçoive de notre absence. Je suis un peu déçu, mais bon. Je m'attendais à autre chose, quelque chose de magique, quelque chose que j'aurais senti au plus profond de moi. Quelque chose qui soit comme dans le film du mardi et qui ne sente pas le savon. Mais bon, ça y est c'est fait. Les copains ne vont jamais me croire. C'est pas grave. Moi je sais bien que c'est vrai.
 
Plutot que de répondre aux conneries et de remplir des pages de ping-pong, tirez le signal d'alarme. C'est non seulement plus malin, mais aussi plus efficace. Vertume n'est plus.
 
Le souvenir, ce n'est pas une réminiscence du passé, c'est le moment où le présent trébuche sur une aspérité de l'histoire et libère un message laissé là longtemps auparavant, qui se déploie et prend son sens.
-Richard Powers-
 
Mysteries. Beth Gibbons.


Elle n'est pas encore morte, la vieille. C'est juste qu'elle ne peut plus vivre seule, dans cette grande maison. Alors elle part vivre quelques pas plus loin. Elle part mourir, plutôt.
La maison, mon père va la louer, ou la vendre. En tout cas, il faut la vider.
Je traîne dans le garage. J'inventorie. L'avion bleu en fer blanc, je le prendrais bien. Mais mon frère va le vouloir. Il y a les mécanos, et les puzzles en bois.
Mon père rentre, avec mon frère qui le suit. Une pioche et une pelle.
Le père a un drôle de sourire. Mon frère fait une demie tronche en biais. Faut les suivre, dans la cave.
Elle est belle, cette cave. Deux pans creusés à même le granit. Un pan de casiers en bois, remplis de bouteilles. Mon père nous montre un coin, sur le sol. Faut creuser, qu'il dit. Là.
Alors on creuse. Moi à la pioche, le frangin à la pelle. On ne sait pas ce qu'on cherche, on sait juste que ça vaut le coup de creuser. On est excités. Ça nous fait une trêve, dans nos bagarres incessantes.
Le granit est dur, mais c'est de la pierre déjà concassée, et cimentée. On creuse un bon trou, un mètre de diamètre, une moitié de mètre de profondeur. Et rien.
Il est certain de l'endroit, le pater ? Un peu plus à gauche. Je relance la pioche au dessus de ma tête, et frappe encore. La pierre éclate, mon frère déblaie.
La pelle fait un drôle de bruit. Elle tinte, comme sur du verre.
Je balance la pioche. Il balance la pelle. On se baisse tous les deux, on gratte avec nos mains.
C'est un bocal, un bête bocal de deux litres, avec des chiffons dedans.
On l'emmène en se chicanant, jusqu'à la cuisine. Dedans, des rouleaux de chiffons. Dans les chiffons, des napoléons, plein. De belles pièces en or. On en fait des tas, des piles, des rouleaux. C'est beau, l'or, putain.
Plus tard, je retourne dans la cave, avec le père. On inventorie les bouteilles. J'ai de la poussière jusqu'aux oreilles, pendant qu'il me décrit les vins.
Tout à coup, il tombe en extase. Il tient une bouteille dans la main, une bouteille de blanc. Un blanc tout doré. Il la regarde comme si elle était plus précieuse que le contenu du bocal déterré cet après-midi. Il la pose délicatement dans un carton. A moi de finir de le remplir, le carton. Onze bouteilles de Puligny-Montrachet, "1er cru Les pucelles", 1936.
Onze bouteilles d'exception, parmi d'autres endormies dans cette cave parfaite. Le plus grand vin qui soit passé entre mes papilles.

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Les pucelles.
Je n'ai jamais aimé, les pucelles.
Je suis puceau. J'ai quatorze ans. On se pelote, cachés dans l'ombre du fond du couloir. Entre la chambre de ses parents et nous, il y a cette porte pare-feu. Je suis puceau, mais elle, non. On se connaît depuis cinq jours, et bientôt, elle va repartir dans son nord. Parce que ses vacances seront finies. L'endroit, c'est moi qui l'ai choisi. Je les connais par cœur, ces villages de vacances, dans cette station où j'ai grandi.
Elle est venue me chercher au local à ski, après la descente aux flambeaux. Elle trouve ça incroyable, que je puisse skier dans le noir. Moi, je trouve ça incroyable, que cette fille de 16 ans me prenne par la main.
Sa main, maintenant, elle s'en sert pour me dégager. Je suis allongé sur le dos, et elle s'assoit sur moi. Je ne sais pas où je vais, je me laisse guider, je ne peux plus penser, je ne peux plus qu'angoisser. Mais elle fait tout. Elle s'installe, elle bouge, elle se place, pose ses mains sur mon torse, sa bouche sur ma bouche.
C'est fini. Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Je mettrais longtemps à reconstituer tout ce qui c'est passé. Là, dans l'immédiat, je n'ai pas d'amour. Juste une infinie reconnaissance.
 
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Réactions: mado
Beth Gibbons, c'est la mere de billy Gibbons ??:D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D :D
 
Les mots tombent et volent comme les feuilles en ce début d'automne. Doc et rezba ici, thebig pas très loin. Des mots comme ces feuilles. Marqués par le temps, aux couleurs tantôt douces, tantôt éclatantes. Aux trajectoires flottantes.
Intriguant ce pilotage automatique en ouverture. Mais ça rappelle des sensations. Quand les mots prennent le contrôle, effectivement.
 
La belle vie, Sacha Distel (1933-2004).

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Et me voilà devant la vasque dans la cour. À côté de la porte de la réserve, où sont entreposées les fournitures de la papeterie, le rosier grimpant étire ses vieux bras implorants vers la grande marquise d'où tombe une lumière jaune et pâle. Les hortensias longent la maison jusqu'à la fenêtre du bureau de Papa et, de l'autre côté, les jardinières nues attendent le printemps, les bégonias nains ordinaires et les premières pensées. Je me souviens bien de cette cour, du petit trou à l'extrémité de la plaque de métal fermant la citerne, de toutes les petites cavités du dallage où nous jouions aux billes, du banc de pierre… Et je me revois, ce matin-là, devant la vasque aux primevères, comme autrefois. Après deux ans.

C'était un lundi soir. Dans la cuisine, les femmes travaillaient. Du salon, j'entendais leur bavardages tandis que leurs mains s'affairaient à mettre le journal sous bande. Toujours le même geste précis : un pli en bas, le majeur plonge dans la colle de farine et la dépose sur le papier, un pli en haut. Il y avait dans ce geste et dans ce rendez-vous hebdomadaire un caractère à la fois rituel et familier. Et puis, soudain, comme ça, elle ne s'est pas sentie très bien. Oh rien de grave, l'impression d'un vertige, peut-être d'une nausée. Mais tout allait bien, elle avait juste besoin de s'arrêter quelques instants.
Elle vint me rejoindre et s'installa dans le crapaud vert. Je pris place à ses côtés et me mis à caresser doucement ses mains fraîches. Elle aimait cette caresse chaude et réconfortante, elle qui avait toujours eu si froid. Puis, comme le mauvais vertige ne passait pas, maman décida tout de même d'appeler le docteur. Et tout s'accéléra. Le médecin, un vieil ami de la famille, arriva aussitôt. Après l'avoir auscultée, il décréta la nécessité d'une hospitalisation en urgence. Elle parlait maintenant avec difficulté et son bras gauche semblait ne plus lui obéir. Il fallait partir, partir vite. Je ne me rappelle plus de la chronologie exacte des événements. Je revois juste les deux ambulanciers portant dans l'escalier le fauteuil roulant où l'on emmenait ma grand-mère. Je me souviens de l'avoir vu partir ainsi, portée par ces deux hommes dans sa robe de chambre froissée, ses cheveux blancs défaits et son regard perdu, son beau regard, ses beaux cheveux.

C'était il y a deux ans, le lundi 29 septembre 1980. Je me souviens de la date parce que, au mur de la cuisine, dans son appartement, personne n'a arraché la feuille du calendrier. Il faut croire qu'on n'a pas eu le courage, qu'on s'est dit que peut-être, si l'on n'y touchait pas, tout pourrait redevenir comme avant. Mais rien ne revient jamais du bonheur enfui, n'est-ce pas ? Rien que le souvenir des rires au moment du café, des interminables parties de jeu de l'oie, le soir, en rentrant de l'école, du thé que je lui préparais et qu'elle venait boire chez nous avec Papa, des énormes poudriers Lanvin sur l'étagère au-dessus du lavabo de la salle de bain, de ses chapeaux piqués par une longue épingle, du parfum du cake, du rhum et de la vanille, de la quille bleue pour mouiller le linge et du relax rouge où elle faisait ses mots croisés… Et c'est pourquoi je suis maintenant devant la vasque dans la cour. C'est à cause de tout ça. Parce que, vous comprenez, je l'aime tellement. Alors, avant qu'on me l'enlève, je suis venu cueillir des fleurs. Pour qu'elle les serre dans ses mains pâles. Pour qu'elle les emporte avec elle dans son sommeil de pour toujours, à jamais mes fleurs et mon enfance contre son cœur.
 
Wall Of Voodoo. Cover du "Ring Of Fire" de Johnny Cash. 1979

Certains jours sont prédisposés à vous chicaner le droit de vivre sereinement. J'ai cassé la clé de mon anti-vol de vélo, vélo attaché, anti-vol fermé. Une petite bataille pour dégager finalement mon véhicule de ce poteau, et me rendre à la banque. Leur nouveau système informatique est en phase de test prolongé. Je dois attendre une demi-heure de plus. Direction le café. Tous les journaux sont pris, je n'ai qu'une cigarette à griller. Il est neuf heures du matin. Les gens s'affairent. Les femmes sont ici aussi belles que le prétendait Truffeau.

Je m'aperçois que, depuis quelques jours, je me suis remis à regarder les gens. Depuis plusieurs mois, je ne fais que les voir. J'anticipe leurs trajectoires lorsque je circule à vélo. Je vis en circuit fermé, entre ma rue, la place où je travaille, quelques amis, le bar où je m'alcoolise parfois. Visages connus, sans surprise.
Mais depuis plusieurs jours, je les regarde. Ce matin, le café est bon, le temps est clair. Tant de silhouettes qui paraissent névrosées, anxieuses, fatiguées. Soucieuses. Préoccupées. Dans leur sphère.

Je passe mon temps à essayer de comprendre ce que la culture apporte aux gens, et si tous les dispositifs mis en œuvre au nom d'intérêt généraux à agir ont une chance de les intéresser à une offre artistique soutenue majoritairement par la puissance publique.
Et ces individus, qui défilent devant moi, qu'en voit-il, de toutes ces propositions artistiques ? De quoi est fait leur quotidien ? Qu'est-ce qui les émeut ? Comment vivent-ils cette saturation d'images que dénoncent inlassablement les Komplex Kapharnaum ? Sur la place où je bois le café, il y a deux abribus, chacun agrémenté de quatre encarts Decaux double face. Et encore trois autres sucettes à pub sur les trottoirs. Et un kiosque, et une colonne Morris. Des bus passent, placardisés eux aussi de bandeaux publicitaires. Que voient-ils, les passants, qui les transportent dans un autre monde ?

Le trompe-l'œil du mur d'en face. C'est le seul geste artistique du coin. Je ne l'aime guère. Trop facile, trop consensuel. Mais c'est un début. Pour cette municipalité qui ne connaît rien ni à l'art contemporain, ni à l'art public, le trompe-l'œil est un moindre mal, je suppose.

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L'ordinateur de la banque remarche. Je peux foncer au boulot. J'en profite pour inspecter les dégâts de la pluie sur nos bittes toutes fraîches. Je suis bittologue, à mes heures. Ça n'existe pas, bittologue. Les gens s'en foutent. Ils se foutent de tout, pour beaucoup. Mais ils aiment nos bittes.
Plus tard dans la journée, je vais racheter un antivol, dans une petite boutique du centre-ville dédiée aux bmx. Plus beaucoup de vélos, là-dedans, et beaucoup de fringues de djeuns. Je me fais la réflexion tout haut. Une femme dans la cinquantaine regarde le vendeur accroupi à ses pieds, en train de changer une roue de sa bicyclette danoise. Elle acquiesce. C'est si dur, maintenant, de trouver des accessoires en ville, renchérit-elle. Je lui parle du petit magasin, à deux pas d'ici, en face de l'évêché. Elle ne sais pas où est l'évêché.
- C'est l'ancienne demeure de l'évêque ?
- Non, c'est l'actuelle.
- Il y a encore des évêques ?

Je ne suis pas sûr qu'elle sache vraiment ce qu'est un évêque, en fait. Elle a l'air contente d'avoir appris que cette espèce existait encore. Dans cette ville définitivement conquise par les catholiques en 1622, l'évêque gère le plus gros patrimoine foncier privé. Qui s'en soucie ?

Je bois un black russian. La boisson du Dude, du Big Lebowski. 30% de café, 40% de vodka glacée, 20% de glace pilée, le reste en crème fraîche liquide et sucre.
J'ai 19 ans, et la vie devant moi. J'ai un extra au pub danois, face au Palais de Justice de Lyon. Guy, Yvan, Michel et Pierre passent me chercher à la fin de mon service. Il est une heure du matin. On passe au Look Bar. Fumée à découper au couteau, Gainsbarre dans les enceintes. Le patron nous sert cinq Black Russian dont il a le secret. Puis cinq autres. Et encore cinq autres. Cinq fois de suite, plus les deux siennes. On est heureux. Dans deux jours, sort le numéro 3 du journal anonyme et gratuit que nous produisons depuis trois mois. Le monde est à nos pieds, l'alcool n'est pas frelaté. Les filles sont belles et la musique chaude. Le sida n'en est qu'à ses premiers pas. On baise avec la liberté, parce qu'elle aime ça. J'ai l'écriture empruntée, ce soir. Et vous, où êtes vous, mes compagnons d'il y a vingt ans ? Quel maléfice a rompu le cercle de feu ?
 
Le cercle de feu. Le cercle de jeu.
Vous saviez garder vos secrets d'aventure collective. Unis comme les 5 doigts d'une main. Le temps était à la légèreté engagée et efficace. Une énergie créative et créatrice sans peu de limites. Je me souviens, déjà, un mac trônant dans un appartement aux rideaux noirs constamment tirés.
Vous défendiez la veuve et l'orphelin et pilliez sans scrupules des joueurs naïfs à la table du café de la rue de Marseille :D
Vous lanciez vos dés à 36 faces pour construire le personnage du prochain grandeur nature.
Le Palais d'hiver n'avait pas encore fermé, et Killing Joke était à l'affiche.
On refaisait le monde chez le beau Luc.

Et puis il y a eu les fractures. Superficielles et plus profondes. Des engagements, des choix de vie, des exigences personnelles en décalage. La drogue, l'alcool, les filles, la politique, les valeurs partagées qui volent en éclat.
J'ai bu quelques black russian avec vous chez le danois. J'ai volé quelques uns de ses verres avec vous. Ses verres d'Aquavit je crois. Je les aimés aussi ces 4 garçons. Ils me manquent sûrement moins à moi.

;)