DocEvil a dit:
Ce matin, j'ai fait du bouillon. J'ai assez écumé pour la journée.
Un détour par le Grand Dictionnaire de Cuisine d'Alexandre Dumas, qui n'était pas béarnais, mais gascon.
Bouillon. -
Il ny a pas de bonne cuisine sans bon bouillon; la cuisine française, la première de toutes les cuisines, doit sa supériorité à lexcellence du bouillon français; cette excellence résulte dune espèce dintuition donnée je ne dirai pas à nos cuisinières, mais à nos femmes du peuple. Rivarol disait à des gourmands de Lubeck et dHambourg en laissant son assiette de potage aux trois quarts pleine: «Messieurs, il ny a pas en France une garde-malade ni une portière qui ne sache faire du meilleur bouillon que le plus habile cuisinier de vos trois villes hanséatiques. Dans ma jeunesse jhabitais ma ville natale, Villers-Cotterêts; elle est entourée dune magnifique forêt où le duc de Bourbon venait faire de très belles chasses au sanglier; mon cousin était inspecteur de la forêt; ayant entendu un jour le duc de Bourbon me dire chez lui:
«Monsieur Dumas, votre père et moi avons échangé quelques bons coups de sabre dans notre jeunesse», il minvita désormais à dîner chez lui toutes les fois que le duc de Bourbon y dînait cest-à-dire toutes les fois quil venait chasser à Villers-Cotterêts.
Un jour le prince racontait quen sortant de France en 89, il était allé demander lhospitalité au prince-évêque de Passau; ce dernier la lui avait donnée avec la fastueuse hospitalité des prélats souverains; au premier dîner le prince de Condé sécria: «Ah! par ma foi voilà de bonne soupe, passez-moi encore quelques cuillerées.
Monseigneur, répondit le prince-évêque, je ferai ordonner que pendant tout le temps que vous passerez chez moi, on y soigne beaucoup les potages; la nation française est une nation soupière.
Et bouillonnante, monseigneur, répondit le vieil émigré et de son dernier bouillon elle ma flanqué à la porte.»
Nous allons donc en recueillant toutes les autorités, dire quels sont les principes de la viande auxquels le bouillon emprunte sa sapidité; ces principes sont la fibrine, la gélatine, losmazôme, la graisse, et lalbumine.
La fibrine. - La fibrine est insoluble, la fibre est ce qui compose le tissu de la chair et ce qui se présente à loeil après la cuisson; la fibre résiste à leau bouillante, et conserve sa forme quoique dépouillée dune partie de ses enveloppes; quand un morceau de viande a longtemps bouilli dans un grand volume deau, ce qui en reste est à peu près de la fibrine pure. La gélatine diminue à mesure quon avance en âge, à 90 ans les os ne sont plus quune espèce de marbre imparfait; cest ce qui les rend si cassants, et fait une loi de prudence aux vieillards déviter toute occasion de chute. Les os sont principalement composés de gélatine et de phosphate de chaux.
Losmazôme est cette partie éminemment sapide de viande qui est soluble à leau froide et qui se distingue de la partie extractive en ce que cette dernière nest soluble que dans leau bouillante; cest losmazôme qui fait la valeur des bons potages, cest lui qui en se caramélisant forme le roux des viandes, cest par lui que se forme le rissole des rôtis, enfin cest par lui que sort le fumet de la venaison et du gibier.
Losmazôme se tire surtout des animaux adultes à chair noire quon est convenu dappeler chair faite; on nen trouve point ou presque point dans lagneau, le cochon de lait, les poulets, et même dans le blanc des plus grosses volailles; cest la présence de losmazôme, dit Brillat- Savarin, qui a fait chasser tant de cuisiniers convaincus de distraire le bouillon, cest elle qui a fait adopter les croûtes au pot comme confortatif dans le bain et qui a fait inventer au chanoine Chevrier des marmites fermant à clef; cest le même à qui on ne servait jamais des épinards le vendredi quautant quils avaient été cuits le dimanche et remis chaque jour sur le feu avec une nouvelle addition de beurre frais. Enfin cest pour ménager cette substance, quoique encore inconnue, que sest introduite la maxime que pour faire de bon bouillon, la marmite ne devait que sourire.
Lalbumine. - Se trouve dans la chair et dans le sang, elle ressemble au blanc de loeuf, elle se coagule à une chaleur au-dessous de 40 degrés, cest ce que lon rejette du pot au feu, sous le nom décume. La graisse est une huile insoluble dans leau, elle se forme dans les interstices du tissu cellulaire, et sagglomère quelquefois en masse dans les animaux prédisposés, comme les cochons, les volailles, les ortolans, et les bec-figues; si dans un pot-au-feu on ne voulait tirer que le bouillon, on pourrait tout simplement la hacher, la manier dans leau froide et la faire chauffer lentement jusquà ébullition; par là on dépouillerait la viande de tous ses principes solubles, et on obtiendrait en moins dune demi-heure un véritable consommé; cest ce que nous invitons à faire les personnes chez lesquelles il arrive des convives inattendus, et qui veulent donner un potage a ces convives.
Cest une erreur de croire que les volailles ajoutent, à moins quelles ne soient très vieilles ou très grasses, quelque chose à losmazôme du bouillon. Le pigeon lorsquil est vieux, la perdrix et les lapins rôtis davance, le corbeau, en novembre et décembre, ajoutent beaucoup à la sapidité et à l arôme du bouillon. En général la chair de ces animaux contient tout leur sang, et cest ce qui fait quelle ajoute à la sapidité et à larôme du bouillon dans lequel on la met.
Maintenant comme on ne met pas seulement le pot au feu pour avoir du bouillon, mais pour avoir de la viande mangeable qui non seulement peut le premier jour se servir bouillie, mais le lendemain reparaître sous un autre aspect, nous allons indiquer la marche à suivre pour avoir toujours du bon bouillon sans épuiser la viande.
Prenez toujours le plus fort morceau de viande que comporte votre consommation habituelle, plus le morceau sera fort, frais et épais, plus le bouillon se ressentira de ces trois qualités sans compter léconomie de temps et de combustible. Ne lavez pas la viande, ce qui la dépouillerait dune partie de ses sucs, ficelez-la après en avoir séparé les os, afin quelle ne se déforme pas, et mettez dans la marmite un litre deau par cinq cents grammes de viande.
Faites chauffer la marmite avec lenteur, il en résultera que lalbumine se dissoudra dabord, se coagulera ensuite, et comme dans ce premier état elle est plus légère que le liquide, elle sélèvera à la surface en enlevant les impuretés que votre viande peut contenir; lalbumine coagulée, ce sont les blancs doeufs que lon emploie pour clarifier les autres substances. Lécume a été dautant plus abondante que lébullition a été plus lente. Il doit sécouler une heure entre le moment où la marmite a été mise sur le feu et celui où lécume se rassemble à sa surface.
Lécume bien fournie, il faut lenlever à linstant même, lébullition de la marmite précipiterait lécume, ce qui troublerait la transparence du bouillon; si le feu est bien conduit, on na pas besoin de rafraîchir la marmite pour faire monter une nouvelle écume; lorsque la marmite est bien écumée et quelle jette ses premières vagues, on y met les légumes qui consistent en trois carottes, deux panais, trois navets, un bouquet de poireaux et de céleri ficelés ensemble; noubliez pas dy ajouter trois gros oignons piqués, lun dune demi- gousse dail et les deux autres dun clou de girolle; dans la cuisine de second ordre, mais de second ordre seulement, on donne la couleur au bouillon avec la moitié dun oignon brûlé, une boule de caramel ou une carotte desséchée; noubliez pas de briser avec un couperet les os qui prennent part à la composition de votre bouillon, quils soient achetés en même temps que le boeuf, ou quils soient des restes du rôti de la veille; plus ils sont brises en nombreux fragments, plus ils rendent de gélatine. Il faut sept heures débullition lente et toujours soutenue pour donner au bouillon les qualités requises; devant un feu de cheminée, régler cette ébullition est une chose presque impossible, mais on y parvient facilement au contraire en employant un fourneau qui doit chauffer constamment le dos de la marmite; pour diminuer autant que possible lévaporation, il faut que la marmite reste couverte; il faut regarder deux fois à la remplir, même lorsquon en retire du bouillon, cependant si la viande était à découvert, il faudrait y verser de leau bouillante jusquà ce que la viande soit baignée, le bouilli en sortant du pot au feu a perdu la moitié de son poids.
Nous comprenons, dit Brillat- Savarin, sous quatre catégories les personnes qui mangent du bouilli.
l - Les personnes qui en mangent parce que leurs parents en mangeaient, et qui suivant cette pratique avec une soumission implicite espèrent bien aussi être imités par leurs enfants.
2 - Les impatients qui abhorrent linactivité à table et ont contracté lhabitude de se jeter avidement sur la première matière qui se présente.
3 - Les inattentifs qui, nayant pas reçu du ciel le feu sacré, regardent les repas comme les oeuvres dun travail obligé, mettent sur le même niveau tout ce qui peut les nourrir et sont à table comme lhuître sur son banc.
Enfin, les dévorants qui, doués dun appétit dont ils cherchent à dissimuler létendue, se hâtent de jeter dans leur estomac une première victime pour apaiser le feu gastrique qui les dévore et servir de base aux divers envois quils se proposent dacheminer vers la même destination.