Le « bar » est un forum dun type un peu particulier, dont le principe reste simple néanmoins : on y parle, en long, en large et surtout en travers, de tout ce dont les autres forums ne parlent pas, dans une ambiance qui, sous prétexte que lendroit est ouvert à tous, se veut prétendument conviviale et est censée rappeler celle coutumière aux débits de boissons quon trouve un peu partout dans le monde réel. La singularité du lieu tient en ceci que tout un chacun peut, sous couvert de lanonymat ordinaire et sans limitation quant au nombre de mots utilisés ou à la tonalité des propos tenus, venir y déverser le petit surplus de paroles qui naurait pas trouvé sa place ailleurs. Il semble quon y rie beaucoup, que les « clients » soient assidus, avec toutefois une tripotée de piliers de comptoir dont la plupart senivrent lun lautre, ou seuls, de leur propre prose. Le mimétisme avec le monde réel a été poussé à ce point de raffinement que le contenu même des verres est, ici comme ailleurs, bien plus savoureux que les conversations qui sy tiennent. Le « bar » est un lieu quon saccordera à trouver « branché », voire « tendance », et où il serait le plus souvent mal venu de reprocher à quiconque le mauvais usage qui pourrait être fait de la liberté de se taire.
Située, pour lessentiel, dans une tranche dâge de 15 à 35 ans, la clientèle de cet établissement se singularise par son goût immodéré de la prose bêtifiante et de la blague facile. On a beau dire que la paresse intellectuelle est une forme de vulgarité des plus évidentes, personne parmi les habitués, pourtant si enclins à faire étalage des manifestations de leur nonchalance naturelle, naccepterait de se réclamer de cette paresse-là. De même, il serait vain de chercher à les convaincre de la grande médiocrité quil y a à aborder avec légèreté les sujets les plus spécieux. Si chacun sait que la gravité seule convient au jeu et quil faut mettre beaucoup de sérieux à bien rire, peu sont ceux qui semblent faire cas du plaisir de leurs voisins de table, ni même de leur propre plaisir.
Pour la plupart, les habitués se connaissent entre eux. Ils organisent de temps à autre, et sans variation quant au prétexte de ces retrouvailles, des soirées thématiques qui sachèvent dordinaires dans les vapeurs dalcools étranges dont, par la suite, la seule évocation suffit à les plonger dans une interminable nostalgie. Interminable quant au sentiment sans doute, mais aussi parce quils ne peuvent réfréner, même longtemps après, limpérieux besoin de partager leurs cuites avec la terre entière. Or, si lalcool se partage, la cuite ne se raconte pas. Elle appartient tout entière au mystère dune nuit et ne supporte pas la lumière du jour. Bref, à froid, comme les grands cigares, la cuite pue.
Près du comptoir, les conversations vont bon train. Parmi les nombreux sujets de discussions, rares sont ceux qui dépassent le niveau de « Mais doù te vient donc ton surnom, Popaul ? » ou « Quelle était votre température anale ce matin ? » Il sen trouve dautres cependant qui donnent lieu à de grands échanges culturels sur la musique des années 90 et les livres à 10 francs. On y cause volontiers et bruyamment du dernier ouvrage paru au sujet des poteries précolombiennes, comme du numéro 271 de Pif Gadget, celui qui me manque pour finir la collec.
Quand les sujets se font rares, ce qui arrive parfois, les jeux du cirque commencent. On jette un pauvre couillon au milieu de larène, ou on attend sagement que les lions se bouffent entre eux. Le conflit a du bon puisque, quoiquil en soit, il faut quil se passe quelque chose. Les imbéciles sont, avec lhydrogène, ce quil y a de plus répandu dans lunivers et il sen trouve toujours que le silence effraie plus que le bruit et la fureur. À limage de leur mère nature, les clients du « bar » ont horreur du vide et je métonnerai toujours quils sefforcent de le combler avec du vent.
Pour finir ce sombre tableau, je voudrais avoir une pensée démagogique pour les jeunes cons. Je voudrais quils sachent que je ne leur en veux pas de leur indigence intellectuelle manifeste et de leurs préoccupations insipides. Je ne leur en veux pas car, quils le croient ou non, je fus des leurs. Javais 17 ans, je ne me préoccupais que des jupes des filles et je navais dautre ambition que darriver au mercredi suivant, dont laprès-midi se passerait immanquablement avec mes potes dans quelque arrière-salle de bistrot. Je me souciais fort peu alors de ce monde autour de moi dont jentendais parler sans le connaître. Mon monde à moi, le seul vrai monde, sarrêtait à ces mercredis embellis par le souvenir, alors que, souvent, on se faisait juste chier ensemble.
À ceux par contre qui viennent réchauffer une adolescence tardive au beau soleil de la jeunesse, ceux-là qui ne manqueront pas de stigmatiser, ouvertement ou entre eux, mon aigreur supposée ; à ceux qui me trouveront bien importun et qui, lesprit épais, viendront beugler pour quon les laisse sabrutir mollement au creux de propos fades ; à tous ceux-là, je dis : « Merde ».