Les sociétés sont semblables aux individus qui les composent. Étant entendu quil est plus aisé de dissimuler nos peurs que de les gérer, nous avons rapidement glissé sous lépaisse moquette démocratique les cendres et les ruines de lancien monde, et loccasion qui nous était donné daffronter notre part dombre afin, qui sait ?, den triompher. Cest ainsi que le mensonge commence, par omission, par lassitude après tant de souffrances et de privations, par le médiocre espoir quau fond tout ira bien et lidée délirante que ce qui ne se voit pas nexiste pas
Cest ainsi quon soffre une bonne conscience au rabais et quon peut vivre. Cest ainsi quon est humain.
Nous avons donc vécu ces soixante dernières années dans le rêve illusoire davoir enfin bâti un modèle de société qui nous protège de nous-mêmes. Nous avons cru longtemps, malgré bien des vicissitudes, que nos peurs ne nous sauteraient plus à la gueule, que cen était fini du « temps du sang et de la haine », que lavenir serait enfin pour nous clément et pacifique, à Göttingen ou à Paris. Malgré la guerre froide, malgré les décolonisations sanglantes, malgré « les petites guerres » si pittoresques de lAfrique et les coups dÉtat qui nexistent quentre 20 h et 20 h 30 à la télé, nous avons continué de croire, avec acharnement, que nous serions désormais épargnés par les grands désastres et les grandes douleurs.
Puis, il y eut Saint-Michel, lavion dAlger et, dans le beau ciel clair dun matin de septembre, des tours tombées et du silence. Et les ruines, et la cendre. Et la peur.