jul29 a dit:
...et nous dit Rezba.
C'est effectivement cela qui a toujours été un mystère pour moi dans la musique de Bach : cette "synthèse alchimique" (le mot n'est pas le bon, mais je n'en ai d'autre pour le moment) entre la présence charnelle, presque sensuelle de cette musique et sa rigueur compositionnelle qui en fait aussi un monument conceptuel, une abstraction. Pour avoir fait un peu d'analyse musicale de Bach, j'avais parfois l'impression de me retrouver face à un modèle mathématique, ou une sorte de programme informatique. Par exemple dans toutes ses fugues ou ses chorals, composés en nombre impressionnant. Pourtant, dès l'écoute cette impression s'évanouit : il n'y jamais d'effet de systématisme, de mécanisme, ni de désincarnation froide. Au contraire c'est une musique toujours vivante, "palpitante et sensible" justement. On pourrait parler de jouissance physique à son écoute et si le Doc rappelle ceci : , oui, mais une extase totalement incarnée, en même temps que révélant une puissance de la pensée et de la capacité d'abstraction. Difficile pour moi de définir cette "alliance" entre la puissance conceptuelle et la sensibilité aigüe de la musique du "Père", comme aimait à l'appeler Schumann.
Peut-être suis-je exagérément sensible à la poésie de la mathématique. Les représentations que l'on se fait d'une œuvre qu'on ne se contente pas de recevoir, mais que l'on cherche à comprendre, sont tellement enrichies du reste de notre vie.
J'ai eu, par la plus grande des coïncidences, un professeur de guitare qui n'était pas un très bon guitariste. J'avais douze-treize ans, lui vingt et quelques. Il était déja un musicien connu, un chercheur qui émergeait dans la galaxie de la musique sérielle.
J'ai gardé longtemps des contacts avec lui. Et c'est lui qui, bien plus tard, au détour d'une rencontre dans son laboratoire, m'a aidé à comprendre non seulement quelques notions fondamentales des maths, mais aussi leur rappport avec Bach.
Dans son laboratoire, il y avait des machines, des ordinateurs. Et il travaillait dessus. J'ai voulu comprendre ce qu'il faisait. Il m'a expliqué qu'à ce moment, il travaillait sur la boucle. Il m'a montré des modélisations graphiques de boucles sonores. Des logarythmes. Il m'a expliqué ce qu'était un logarythme, mieux qu'aucun de mes profs de maths ne l'avait fait.
Des logarythmes, nous sommes passés à des formes d'algorythmes qu'il travaillait. Puis à ce qu'il appelait les algorythmes du chaos, une adaptation des mathématiques du chaos, des fractales de Mandelbrot. (tous ces types de l'école lyonnaise de musique contemporaine étaient de vrais mathématiciens).
Et là, j'ai seché un peu, sur la répétition des formes et tout ça. Pour me faire comprendre ça, il est allé chercher bach. Des suites anglaises, et les goldberg. Il a fait un thé, et on a écouté Bach. Et au fur et à mesure que les phrases musicales se déroulaient, que Gould enroulait des boucles, Gilles dessinait les formes géométriques créées par Bach, et les mettaient en juxtaposition avec des équations.
C'était terrible. Hallucinant. Mon écoute de Bach, et d'une grande partie de la musique, s'est transformée à jamais ce jour-là. En quelques heures, je venais de prendre conscience du travail intelllectuel qui présidait à la composition de Bach. Je voudrais pouvoir revivre ce moment-là, maîtriser suffisament ce discours limpide d'alors pour pouvoir le refaire devant quelqu'un d'autre, partager ce dévoilement.
Voilà. Bach et Mandelbrot, c'est le même registre de poésie, pour moi.
Avec, chez Bach, une résonnance toute autre que chez le mathématicien. Parce que le vieux ne parle pas seulement à mon intellect, mais qu'il parle à mon corps, qu'il le fait rentrer en résonnance avec le rythme de l'univers. Parce que ses boucles sont la représentation musicale la plus achevée des engrenages du temps, des cycles de la vie, des mouvements telluriques et planétaires. Les suites françaises, c'est la mécanique intime du cosmos mise en musique.
Je crois que c'est pour ça qu'une grande partie de bach, quelques cantates exceptées, résonnenten moi toujours plus du côté de la physique des particules que de la biologie du vivant.
Sauf que...
Sauf que les suites pour violoncelle dont parlait El_Chico, par exemple, et que ma sœur a tant joué et écouté, me confrontent à mes propres rythmes, aux circonvolutions de ma mélancolie.