C'était un mec, il s'appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça : Karawo ? Karawasch ? Karacouvé ? Enfin bref, Karatruc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait quelque chose, qu'on n'oubliait pas facilement. C'aurait pu être un abstrait arménien de l'Ecole de Paris, un catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc. Mais, pour l'heure, c'était bel et bien un militaire, deuxième classe dans un régiment du train, à Vincennes, depuis quatorze mois. Et parmi ses copains, y'avait un pote à nous, Henri Pollak soi-même, maréchal des logis, exempt d'Algérie et des T.O.M (une triste histoire : orphelin dès sa plus tendre enfance, victime innocente, pauvre petit être jeté sur le pavé de la grande ville à l'âge de quatorze semaines) et qui menait une double vie : tant que brillait le soleil, il vaquait à ses occupations margistiques, enguirlandait les hommes de corvée, gravait des coeurs transpercés et des slogans détersifs sur les portes des latrines. Mais que sonne la demie de dix-huit heures, il enfourchait un pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé) et regagnait à tire-d'aile son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse), où que c'est qu'il avait sa bien-aimée, sa piaule, nous ses postes et ses chers bouquins, il se métamorphosait en un fringuant junomme, sobrement, mais proprement vêtu d'un chandail vert à bandes rouges, d'un pantalon tire-bouchonnant, d'une paire de godasses tout ce qu'il y avait de plus godasse et il venait nous retrouver, nous ses potes, dans des cafés où c'est que nous causions de boustifailles, de cinoche et de philo.