J'ai comme l'étrange impression que j'ai raté un épisode quasiment somptueux. J'étais occupé. Je vous raconte à quoi ? Allez, c'est mon jour de prose.
L'autre jour, j'ai vu un élu de mon coin reprendre mot pour mot deux paragraphes entiers d'une note que j'ai rendue publique il y a quelques temps.
Je le croise, on discute, et il me dit qu'il n'a pas lu la note en question. Je me renseigne, discret. En fait, c'est un de ces collaborateurs qui lui a remaché ma prose sans lui dire. Le pirate.
Il y a pas très longtemps, on me demande une autre note, sous un angle inédit. Je rassemble les analyses, et je m'aperçois dans la discussion que le destinataire entend, en fait, signer la note de sa main pour une revue administrative que les hauts fonctionnaires aiment à animer, histoire de continuer à croire en leur valeur intellectuelle.
Je pose donc ma pensée couchée sur le site du boulot, avec un copyleft, histoire de. Histoire que ce soit lui le pirate. Non mais.
Il faut dire que le modèle économique dans lequel j'évolue ne suppose pas que je tire profit de la diffusion des analyses que nous pouvons mener. C'est impossible. Car elles ne sont "originales" qu'au moment où nous les livrons. Ensuite, elles se diffusent, et nous ne pouvons plus en maîtriser la circulation. Nous pouvons juste attester que nous en sommes les créateurs, et profiter de ce fait pour convaincre d'autres commanditaires de faire appel à notre capacité de création.
Parce que nous produisons de la création intellectuelle, de l'immatériel.
Et que nous n'avons pas d'autres choix.
C'est dur à admettre pour tous ceux qui, pendant longtemps, ont perçu des revenus substantiels de la diffusion des contenus reproduits qu'ils avaient créés. C'est un monde qui s'écroule, en quelque sorte.
Un autre exemple. L'autre jour, je vais au musée, à côté de chez moi. J'avais besoin de voir trois toiles qui illustrent, sur un sujet identique, trois façons différentes de traiter le noir et la lumière, et ce sur plusieurs siècles. J'avais déjà cherché sur le net des reproductions des trois œuvres, mais je ne les avaient pas trouvé. Elles n'étaient accessibles que chez Artprice, ce commerçant lyonnais qui entend révolutionner les droits d'auteurs et de reproduction, en s'appuyant sur les théories de Jeremy Rifkin, notamment
l'Age de l'accès.
Moi, j'en avais besoin à des fins toutes bénévoles et privées, de ces images. Je me rends donc au musée, avec comme objectif de les prendre en photo avec mon téléphone portable. Mauvaise qualité, mais suffisante pour montrer ce dont je parle.
Je n'y voyais pas malice, la semaine d'avant, j'avais pu constater à Beaubourg que le reflex numérique était devenu l'accessoire le plus couru des visiteurs du musée.
Mais à côté de chez moi, non. Tout dispositif de captation est interdit. En remballant mon téléphone à photo, j'ai tenté de discuter avec les services de sécurité muséaux du pourquoi de l'interdiction. Et bien sûr, le pourquoi, c'est que je pourrais me servir des clichés pour diffuser les photos sur le net, en faire commerce, bref, faire le pirate.
Ben oui.
Suis-je bête.
Alors qu'en passant par artprice, je sais que si les héritiers des maitres hollandais dont je voulais capter le travail existent, et que j'achète le droit de voir les reproductions, ils toucheront leur part. C'est à dire 1/90 000 000 (le nombre total d'œuvres numérisées par Artprice) des rétrocessions de Artprice à l'Adagp multiplié par le nombre d'œuvres de chaque auteur numérisées dans les bases artprice.
Bref, il ne faudrait pas que je vole quelques centimes d'euros aux éventuels arrières-arrières-arrières-arrières-arrières petits enfants d'un peintre hollandais dont l'œuvre est, par ailleurs, propriété d'un musée de France, achetée avec l'argent du contribuable français. Ou peut-être est-ce le musée qui en détient les droits ? Dans ce cas-là, ça ne s'applique pas, le Musée n'est pas adhérent de l'ADAGP.
Mais alors, pourquoi faudrait-il que je paye ma dîme à Hermann pour disposer d'une reproduction numérique de (somme toute) basse qualité d'une œuvre qui appartient à la collectivité. Qui serait le pirate, alors ? Hermann, non ?
Bref, tout ça a du mal à rentrer dans des chemins manichéens, je trouve. Rifkin a raison, il est temps de retrouver
un équilibre écologique entre la culture et le marché. Sauf que :
- je ne sais pas si cet équilibre a jamais existé ?
- les intérêts des différents protagonistes de ce marché sont aujourd'hui hautement contradictoires,
Dans cette absence de "réalisation effective d'une solution raisonnée", il faut donc que je vive avec cette question existentielle :
Etre un pirate me fait-il culpabiliser, moi qui ait eu 4 à mon bac de philo pour m'être étendu sur les théories de Proudhon (
La propriété, c'est le vol) alors qu'il fallait répondre à cette question terrible : "Suffit-il de la loi pour que la raison l'emporte sur la violence" ?
Tiens, j'ai acheté 2 disques, la semaine dernière. Le magnifique
A Land For Renegades, de Zombie Zombie, paru chez Versatile, que j'ai largement fait écouter aux amis, et fait mettre dans les bacs du Magasin de Vierges pas loin de chez moi.
Et aussi le troisième opus de Portishead, que j'écoutais depuis des semaines. J'ai hésité, pour celui-là. Il répondait à mes critères d'achat minimaux : pas distribué par une major, un artiste que j'ai envie de soutenir. Mais quand je me suis aperçu qu'il y avait juste un boitier de base en plastique avec un pauvre livret, ou un énorme coffret collector avec deux vinyls, une clé USB avec les vidéos vues sur le net, le tout pour plus de 50€, j'ai failli reculer.
Je voulais juste un collector correct, une pochette souple pleine de visuels, un objet joli.
Bon, je l'ai acheté quand même. Mais juste parce que je trouvais que le mp3 à 192 que j'écoutais depuis des semaines était pas assez bon pour mes oreilles exigeantes. Par contre, j'ai pas acheté le cd de Darc. Trop cheap, et chez UniverSale. J'irais le voir en live, Daniel.
Quand j'étais plus jeune, un mathématicien célèbre m'a un jour entrepris sur la nécessaire "démonétisation de l'objet mondial". Je comprenais rien à ce qu'il me disait, à l'époque.
Il me disait que les brevets étaient à la créativité et à l'innovation ce que l'inquisition était à la libre pensée. Il me disait que les vidéastes, les plasticiens et les musiciens ne pourraient un jour plus compter que sur leurs prestations vivantes pour vivre, et la vente de leurs créations irreproductibles. Il me disait qu'il fallait lutter contre toutes les formes de possession de la création intellectuelle, que c'était la seule façon d'entrevoir un jour le développement durable de la planète.
20 ans après cette discussion, le monde s'est transformé, et la pensée est toujours en panne. Alors je continue à la pirater.