"J'allai seul au commissariat de police pour voir le sergent Jensen, à quatre heures comme il avait été dit. Maman essaya d'obliger papa à m'accompagner, mais, ayant réfléchi, il déclara que je devais apprendre maintenant à affronter plus souvent seul les événements. Il s'était renseigné sur Jensen et pensait qu'on me laisserait ma chance.
Le bureau de Jensen, ce n'était guère plus qu'une table, trois chaises et un tas de classeurs. Le sergent était un petit flic, avec pas mal de gris dans les cheveux. Il semblait avoir un assez bon naturel mais, lorsqu'il me regarda de ses yeux noisette, j'eus l'impression quil m'avait toujours connu, qu'il savait tout de moi.
Il m'indiqua du geste une chaise devant son bureau et me considéra en silence pendant une minute ou deux. Finalement, il se décida.
- David Carey... Je n'ai encore jamais eu l'occasion de te voir auparavant, Dave.
- Ce n'est pas ma faute si vous l'avez cette fois, sergent.
- Je me demande comment il faut prendre ça, dit-il calmement.
Ceci me désarçonna un peu. Il trouvait déjà un double sens à ce que je disais, alors que j'avais à peine ouvert la bouche.
- Eh bien, j'ai toujours essayé de me tenir à l'écart de tout ce qui pouvait créer des ennuis. Et voilà que les événements se tournent contre moi, et que je suis poursuivi pour une chose que je n'ai pas faite.
- Il y a des tas de jeunes qui pillent et cambriolent actuellemen1 sans qu'on arrive à les pincer. Pour autant que je sache, tu pourrais faire partie d'un des gangs que nous recherchons. Tu saisis ?
Jensen feuilleta quelques papiers.
- J'ai un certain nombre de rapports sur toi, Dave. De bon rapports. C'est en ta faveur. Bien sûr, dit-il avec une voix un peu plus âpre, on a eu un jeune ici il y a environ trois mois. A peu près ton âge. Ce qu'on appelait « un garçon modèle». Il décida de voler une voiture, et le fit - mais il fut pris. Donc...
Je ne bronchai pas.
- Ce garçon, ainsi que ces vandales que nous n'avons pas encore pris, pensent qu'ils ne sont pas des hommes s'ils agissent en citoyens normaux. S'ils ne sont pas chefs de bandes ou quelque chose comme ça, il faut qu'ils fassent leurs preuves autrement. Ça pourrait être ton cas. Non ?
J'essayai de trouver ce qu'il fallait dire. Jensen m'observait.
- Dave, si tu as encore quoi que ce soit à nous déclarer sur cette affaire, je te conseille de nous le dire maintenant. Cela facilitera les choses si nous décidons de pousser plus avant. - Sergent, j'ignore ce que vous voulez que je dise, mais tout ce que je peux vous déclarer, c'est que je n'y suis pour rien. Je n'y peux rien si ça se présente mal.
Il haussa les épaules.
- Très bien.
Il regarda de nouveau ses papiers.
- Contre toi, il y a le fait que tu as été pris dans une cabine téléphonique dont le coffre avait été forcé, et l'argent répandu partout. Tu avais une lame de ressort d'auto dans la main. Tes empreintes digitales étaient sur le métal. Elles étaient aussi sur 1e coffre du combiné. Qu'en dis-tu ?
Malgré moi, je me mis à transpirer un peu.
- J'ai mis mes mains sur le coffre quand ils m'ont demandé de ramasser tout l'argent. Il y en avait encore un peu dedans. Je n'ai pu faire autrement. L'ont-ils mentionné ?
Il inscrivit quelque chose.
- Non. Je vérifierai.
- Avez-vous trouvé d'autres empreintes sur cette lame de ressort ?
- Oui, mais on n'a rien pu en tirer. Elles étaient brouillées par les tiennes.
- N'est-ce pas en ma faveur ?
Il pinça les lèvres brièvement.
- Peut-être. Il se pourrait aussi que tu aies simplement ramassé ce bout d'acier quelque part, sachant que les empreintes d'un autre se trouveraient dessus.
- Sergent, dis-je, si c'était le cas, pourquoi aurais-je été assez bête pour me servir de ce truc avec les mains nues ? Pourquoi y déposer mes propres empreintes ?
Sa réponse fut faite sur un ton conciliant.
- Ça n'aurait guère de sens. Et en ta faveur, il y a ton histoire concernant les gars avec qui tu es sorti, qui est exacte. Nous les avons tous interrogés, et tu as bien fait ce que tu nous as dit. Il semble que tu rentrais par le parc après avoir déposé le jeune Burton.
- Et l'auto... elle n'est pas en ma faveur ?
Il hocha la tête.
- L'auto. Oui. Nous avons téléphoné au garage. Il y avait de la poussière dans le pointeau du carburateur, comme tu l'avais supposé. Les agents qui l'ont amenée certifient qu'elle ne voulait pas démarrer. Tout ceci, plus de bonnes références sur ton caractère, s'additionne en ta faveur. La question est maintenant : ces choses pèsent-elles plus que le fait qu'on t'ait pris pratiquement en flagrant délit. Je me le demande...
- Mais, sergent, la compagnie du téléphone n'a pas perdu d'argent. Ils n'ont qu'à réparer le combiné. Pour moi, il est très important de conserver mon nom sans tache. Pourquoi ne m'accorderiez-vous pas le bénéfice du doute ?
Ses yeux se glacèrent d'un coup.
- La compagnie du téléphone contribue à payer mon salaire, comme tout le monde. Toutes les décisions que je prends doivent être bonnes, quelles que soient les personnes concernées.
Il me laissa mariner un moment, puis dit:
- Parlons d'autre chose. Connais-tu la jeune Joyce Reynolds ?
- Un peu. Je l'aperçois au collège. Elle est dans la classe au-dessus de la mienne.
- Tu l'as vue hier soir ?
- Non. J'ai entendu dire qu'elle a disparu.
Il me regarda droit dans les yeux:
- Oui. Tu aurais pu la voir.
Ce n'était qu'une simple constatation, mais il semblait presque m'accuser. Ça m'inquiéta. - D'accord, elle habite près de chez Jack Burton, dis-je, mais je ne l'ai pas vue hier soir. Il porta son attention sur le bout de ses doigts.
- Quel genre de fille ?
- Je ne sais pas grand-chose d'elle, sauf d'une façon assez générale. Environ un mètre soixante, des cheveux très noirs, à première vue, elle fait pas tellement d'effet... mais en y regardant mieux... Elle sortait avec Herb Blackwood, mais c'est peut-être fini car il paraît qu'elle était avec Tom Fisher, hier soir.
Il dit tranquillement:
- Je crois savoir que tu t'intéresses un peu à elle, toi aussi.
Je m'échauffai. Jack Burton devait avoir...
- Qui dit ça ?
- Quelqu'un.
- Eh bien, dites à ce quelqu'un qu'il ne sait pas de quoi il parle! Écoutez... elle est avec des grands, et les filles qui sont dans sa classe ne regardent même pas les garçons de la mienne. De plus, elle sort avec quelqu'un.
- Toi, tu sors avec une fille ?
- Non.
Il considéra ses notes.
- Tu as... ? Seize ans. Alors, il est compréhensible que tu ne sortes pas avec une fille. Tu te promènes avec trois ou quatre garçons, et pas de filles ? Comme hier soir ?
- Habituellement, oui.
- Mais Joyce Reynolds... tu n'as jamais essayé ?
J'étais au supplice, mais je ne bronchai pas.
- Elle a un an de plus que moi. Pourquoi essaierais-je ?
- Pourquoi pas ?
- J'aurais l'air d'un gosse, à ses yeux. Ne le comprenez-vous pas ?
Il haussa les épaules.
- Je n'ai pas dit qu'elle accepterait... bien que ce ne soit pas impossible, non plus.
Je pense qu'il pouvait voir que je fulminais, rien qu'au son de ma voix.
- Sergent, pourquoi perdons-nous notre temps là-dessus ? Ça n'a rien à voir avec un téléphone public cambriolé!