— Alors ? Ça te fait quoi ?
— Quoi donc ?
— Ben… Trente-six berges.
— Ah, ça. Rien.
— Rien ?
— Rien.
— (Vexé.) C'est agréable…
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Que c'est formidable, énorme, gigantesque ? Que j'ai fait une bamboula du tonnerre ? Rien du tout. J'ai passé une journée ordinaire dans une ville ordinaire, avec des gens ordinaires. Point barre.
— Ben, tout de même, tous ces messages que tu as reçus…
— Oui, eh bien ?
— Ça ne te fait pas plaisir ?
— (Un peu agacé.) Bien sûr que ça me fait plaisir !
— On ne dirait pas.
— Pourquoi ça ne me ferait pas plaisir ? On m'aime, on m'admire, on m'estime, on me loue, on me fête… Je me demande ce que j'ai pu bien faire pour mériter qu'on me fête à ce point. Je ne me savais pas si fêtable…
— Ne vas pas te mettre en colère, hein ? Mais dit comme ça on dirait presque que ça t'emmerde.
— Mais non !
— Ah si, je t'assure, un petit peu tout de même.
— C'est pas ça. Et puis je leur ai répondu, à tous. À peu près la même réponse d'ailleurs. Mais bon, au vingtième « bon anniversaire », je manque singulièrement d'inspiration.
— Au premier aussi…
— Oh ça va ! J'aurais pu tout aussi bien ne rien dire, faire le mort. Je fais ça bien tu sais, le mort ?
— Je sais. Tout ce que je dis c'est que tu as de la chance qu'on pense à toi. (Après une hésitation) Tu te comportes comme un enfant gâté.
— Comme un enfant gâté ?
— Oui. Tu as tout pour être heureux, un toit sur tes nuits, à manger dans ton assiette, une famille, des amis qui t'aiment, qui te le disent… Et tout ça emmerde Monsieur. Mieux : tout ça ne lui fait rien. J'appelle ça se comporter comme un enfant gâté.
— Tu ne peux pas comprendre.
— Et allez ! La phrase définitive, le mot qui tue… « Tu ne peux pas comprendre… » Comme c'est pratique, hein ? Comme ça évite bien d'avoir à expliquer. Tu t'imagines quoi ? Que je vais lâcher le morceau ? Que je vais te laisser ruminer dans ton petit néant bourgeois ? Des clous ! Je ne comprends pas ? Ben vas-y, explique, je t'écoute.
— Je n'ai pas envie.
— Ah non, mon petit bonhomme ! C'est trop facile. Pas envie ? Ça veut dire quoi pas envie ? À moi tu dis que tu n'as pas envie ? Tu t'imagines peut-être que ça va suffire, que je vais arrêter, que je vais me taire, que je vais disparaître peut-être ? Mais non vois-tu, c'est ça qui est beau : envie ou pas, je ne disparaîtrai pas, je ne me tairai pas. Je suis là et rien ne peut me faire taire, ni l'ennui, ni le sommeil, ni rien. Tu ne peux pas te débarrasser de moi, jamais, et tu le sais très bien.
— Il y a bien un moyen.
— Oui, il y a un moyen. Mais je t'arrête tout de suite mon petit père, il est un peu trop radical, même pour toi. D'ailleurs, ne vas pas croire que je te laisserai faire. Ah ça, j'en bave pour le ramener sur la rive, le dépressif du dimanche, mais j'y arrive toujours. (Il hurle.) Et cette fois comme les autres !
(Un temps.)
— Tu ne peux rien pour moi.
— (Comme à un enfant.) Allons, allons… Ne dis pas des choses pareilles. Laisse-moi au moins une chance. Hein, tu veux bien ? Une petite chance de rien du tout. Allez, dis-moi ce qui te tracasse. On t'a fait de la peine, c'est ça ?
— Non. Pas vraiment.
— Comment ça pas vraiment ? C'est vieillir qui t'embête alors ?
— Oh ça non ! Ça je m'en fous pas mal. Même si…
— Même si ?
— C'est long.
— C'est long de vieillir ?
— Non. C'est long de vivre.
— Allons bon, voilà autre chose ! Trente-six ans, ce n'est pourtant pas grand chose. Regarde-toi, tu n'as pas encore l'air d'un monsieur.
— Je ne dis pas que c'est vieux. Je dis juste que ça m'a semblé une éternité.
— Tu t'ennuies donc tellement ?
— Oui. Un peu. Il faut croire que je ne suis pas de bonne compagnie.
— Allons donc ! Quelle idée ? Je me demande bien ce qui peut te passer par la tête parfois…
— C'est toi ma tête. Et puis… Et puis je savais que tu ne comprendrais pas.
— Ben là, j'ai un peu de mal oui.
— Évidemment, tu ne sais pas ce que c'est.
— Mais…
— Non, tu ne sais pas ce que c'est que d'être parmi les autres et de se sentir écrasé par le poids de sa propre existence. Seul, désespérément seul, dans des fêtes, au marché, dans la ville, dans mon lit. Avoir toujours le sentiment affreux de cette solitude que rien ne comble, que rien n'apaise. Oh l'oublier parfois, oui, le temps d'un verre, le temps d'un homme… Mais ne jamais s'en défaire. Elle revient, rampante, sournoise, méchante… Toujours elle revient ! Non, tu ne sais rien de cela. Rien ! Alors tes anniversaires, les figures imposées des Noëls à la chaîne, leur petit cortège d'hypocrisies réciproques, qu'on me foute la paix avec tout ça ! Bonne année mon cul ! Elle sera solitaire mon année. Elle sera solitaire ou elle ne sera pas. Qu'elle m'enterre si elle veut cette garce ! Je l'attends. Je serai mon propre veuf — et joyeux encore ! Tiens, je jetterai même la première pelleté de terre. Pour voir.
— Pour voir ?
— Oui. Pour voir vos gueules, à toi et au cher disparu. Et celles des autres, avec leur grand chagrin, leurs mouchoirs sales et leur laideur !
— (Doucement, après un silence.) Il ne t'aime pas n'est-ce pas ?
— Va te faire foutre… Allez tous vous faire foutre.