Merci également pour cet échange. À mon tour de relayer à propos de cette remarque :
la perception ne connaît pas de cadre si ce n'est un cadre imposé par l'extérieur comme une fenêtre ou une photo. La photo peut donc être vue comme une fenêtre. Mais l'image mentale n'a pas de limite claire.
Pas de cadre net et tranché comme l'encadrement d'une photographie : oui. Mais bel et bien un "pourtour" qui constitue sa limite.
Sans recourir à aucune théorie, permets-moi un descriptif en terme d'attention simple.
Je suis dans une pièce de rez-de-chaussée d'une maison à la campagne. Devant moi, une porte-fenêtre grande ouverte, dans l'encadrement de laquelle j'aperçois un paysage verdoyant (herbe, arbres, ciel). Le paysage dans l'encadrement net de la porte-fenêtre ressemble à ce que présente une photographie.
Maintenant, je m'avance lentement vers cette porte-fenêtre : le paysage verdoyant grandit, tandis que recule latéralement l'encadrement de la porte-fenêtre, qui peu à peu perd sa délimitation nette.
À présent, je suis carrément sur le seuil de la porte-fenêtre : devant moi, le paysage verdoyant est devenu un champ élargi qui s'étend jusqu'à ce pourtour flou désormais de l'encadrement de la porte-fenêtre à l'intérieur duquel je me tiens.
Je m'avance encore, au point de passer à travers la porte-fenêtre et de la laisser derrière-moi. Ai-je pour autant perdu tout "encadrement" du paysage de ma perception visuelle ? Non, car ce champ visuel (intelligiblement reconstruit en grande partie comme tu le dis) a toujours des "bords" : un "entourage" opaque qui marque ses limites, et que je sens comme un pourtour latéral flou de mon champ visuel.
C'est donc comme si, ayant dépassé le cadre initial net (et quasi photographique) de la porte-fenêtre, pour m'avancer au-devant du paysage, j'emportais avec moi toujours un cadre de porte-fenêtre, mais transformé en entourage opaque latéral de mon champ de perception.
En prêtant attention (par un simple acte de conscience intellectuelle) à ce pourtour opaque de mon champ visuel "en-avant", je m'aperçois qu'il équivaut à la zone de recollement entre ce que je "vois" ("devant") et ce que je ne "vois pas", mais que je "sens" ("derrière").
Car j'ai toujours conscience de "ne pas voir en-arrière", tout en "voyant en-avant". Ce que je ne vois pas en-arrière, est cette présence opaque : l'adossement de ma perception. La façon dont mon "corps" se présente à moi qui perçois en-avant : comme cet encoquillement-arrière opaque, cette sorte de conque arrière sombre dont j'ai la sensation sans qu'elle fasse partie du champ de la perception en-avant.
Cet à-dos opaque que je sens toujours, il s'incurve vers l'avant pour venir se recoller à la périphérie de mon champ visuel et constituer sa bordure.
Bref : au moment même où je perçois largement en-avant le paysage verdoyant, je me sens consciemment adossé à une espèce de niche opaque arrière : ce qui constitue à l'état brut mon expérience de sujet ne se confondant pas avec le paysage perçu en-avant. Le fait de se sentir "locataire" d'un à-dos opaque.
Cette "conscience de l'à-dos opaque", concomitante de la perception visuelle en-avant, fait que je ne sors jamais de ma "niche", lorsque je perçois grand angle un paysage. Car je sens toujours cet "encadrement de porte-fenêtre" que je n'arrive pas à quitter : la limite de cet à-dos opaque, qui est comme ma "pièce de résidence" (mon corps).
Par rapport à cette expérience d'un à-dos opaque permanent du champ visuel perçu en-avant, une photographie m'offre une fenêtre limitée par un encadrement net, dans lequel je vois un paysage. Cette présentation suscite chez moi un mouvement de l'imagination : voici que je m'avance en esprit en direction de ce paysage photographique, ce qui fait que son champ ne cesse de grandir et son cadre recule latéralement.
Au moment où les bords du cadre de la photographie ont tellement glissé latéralement que j'ai l'impression d'être quasi sur le seuil d'une porte-fenêtre, ils viennent
coïncider avec cet entourage flou de mon champ perceptif, qui est celui de mon à-dossement corporel. Je fais l'expérience d'une
coïncidence du pourtour flou de ma niche corporelle avec le cadre élargi de la photographie.
À ce point de
coïncidence, j'ai la possibilité de poursuivre cette avancée dans le paysage photographique, en cessant de sentir mon à-dos corporel opaque : je perds conscience de "bords du paysage" en perdant conscience de moi, au sens où je ne sens plus d'à-dos corporel opaque du champ de la perception. Ce passage à la transparence du sujet qui s'oublie dans le paysage : c'est ce que j'appelle le Satori.
Dans des moments d'extrême dépassement de soi dans la magnitude d'un paysage terrestre, cette expérience intervient en éclair. La photographie me paraît tendre la promesse formelle d'un pareil éclair incorporel. Si ce qui m'est montré dans l'encadrement de sa fenêtre est capable de m'engager en imagination à dépasser son cadre. En oubliant l'à-dos corporel opaque de mon expérience de vision.
Pour maints aperçus qui me sont montrés dans un cadre, néanmoins : je reste, tel la murène dans sa niche, dans mon à-dossement de sujet.