J'aimerais revenir sur une photo récente de Jura qui a suscité quelque controverse par son affichage intial aux «Cimaises» :
Aperçu de 
Saint-Claude, par 
Jura

Mon absence radicale de compétence 
technique en matière de photographie m'empêche de juger ce qui aurait pu intervenir, en 
amont d'un cliché, pour qu'il ait un meilleur 
rendu. Ni si des manipulations 
a posteriori peuvent corriger ce 
rendu. Je suis condamné à la position de l'éternel 
débutant : celui qui 
part de ce qui lui est donné à voir, 
tel quel, pour laisser s'en produire des 
effets sur l'imagination. J'assume donc la donnée brute du 
brouillé des teintes de ce cliché comme s'il s'agissait d'un de ces daguerréotypes sur verre où le 
délavé des couleurs donne un effet de 
patiné.
Le «
 patiné » (qui se traduit aussi bien par « 
rouillé ») est le concept du poète japonais 
Bashô pour désigner le 
rendu global d'un 
haïku (petit poème  de 3 lignes en 17 syllabes) - le « 
sabi ». Un 
haïku offre un 
rendu « 
patiné » lorsque s'y superposent les deux dimensions du « 
per-manent » et du «
 fluent ». C'est l'impression que fait sur moi cette image de 
Jura.
Sous les ponts, coulent les rivières.
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours 
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Ce poème d'
Apollinaire montre bien comment, d'ordinaire, intervient l'effet de « 
patiné » suscité par la rencontre : pont / rivière. Le point de vue est toujours celui de quelqu'un arrêté en haut du pont, qui contemple le flux de la rivière qui s'écoule transversalement en contrebas . Si l'image de 
Jura provoque en moi un puissant effet d'imagination, c'est que son « 
patiné » prend exactement le contrepied de ce dispositif (poétique) traditionnel.
Car c'est à partir d'une position arrêtée en contrebas, que le regard s'élève sur l'enjambement transversal du pont. L'aube rouillée de la grande roue d'un moulin : elle ne tourne pas. Elle est arrêtée comme celle d'un temps qui ne s'écoule à aucune horloge. Un verdoiement 
diffus de feuillages d'arbres l'enveloppe dans sa permanence, qui est la perdurance même de la Nature. La rivière que l'on ne voit pas, d'être évoquée dans son absence même, perd le caractère de l'écoulement pour prendre celui de l'immobilité : elle ne s'écoule pas, cette rivière que je ne vois pas, mais elle dure à l'image de la durée du paysage. Ce n'est pas la rivière qui s'est absentée, c'est l'idée d'écoulement qu'on lui associe d'en haut des ponts.
Comparée à cette permanence naturelle, l'enjambée grise du pont de béton lancé tout là-haut, parmi les nuages d'un ciel blafard, évoque une sorte de 
Zeppelin aérien prêt à disparaître du tableau à peine larguées ses amarres. Pont en pleine esquisse du geste de s'en aller, pour suivre l'écoulement des nuages. Non sans faire planer le plomb d'une menace sur cette plaine d'innocence.
Cette image refait surgir en moi un souvenir d'enfance à la campagne, chez mes grands-parents, dans les 
Landes. Dans la Forêt, coule la rivière 
Leyre. Un moulin à aube abandonné est bâti le long d'un bief, qu'un barrage en travers de la rivière permettait d'alimenter. Un pont couronnait le barrage. Le barrage s'est rompu, mais l'arche du pont est demeurée en suspens : on l'appellait le 
Pont Cassé. Le bief n'a plus que des eaux mortes. L'aube du moulin ne tourne plus. Enfants, moi et d'autres paÿs, nous regardions souvent du haut du 
Pont Cassé en arrêtant nos bicyclettes la rivière 
Leyre couler en contrebas. Un jour, j'ai eu l'idée de descendre au bord de la rivière, en désescaladant la pente abrupte menant du niveau du pont au fond de l'encaissement des eaux. Assis sur la berge de sable roussi, observant des ablettes minuscules se maintenir immobiles dans l'eau de la rivière ensablée sans courant perceptible, j'ai levé les yeux vers le tablier du pont de béton, en partie fracturé, tout là-haut au-dessus de ma tête : par rapport à la permanence immobile de la rivière, des ablettes, du sable de la berge, de moi-même assis sur cette « berge de l'éternité » - j'ai 
découvert le pont comme fait de l'étoffe même du 
temps : simple moyen de 
passer la rivière, d'échapper ce milieu de permanence naturelle, projet ruiné : le 
Pont Passé. Les ponts de béton que j'avais cru durables, je m'y suis vu 
passer au passé depuis ce contrebas d'éternité de la rivière.
Enfance 
retrouvée re-
jurée, qui avait failli s'échapper dans le temps.