Madame,
Je suis passé le 28 octobre courant à laccueil de lagence locale CroixRousse, où vous mavez si agréablement reçu. Je pense donc que vous vous souvenez de mon cas. Vous mavez intelligemment conseillé de vous adresser une lettre, expliquant plus en détail ce que je vous ai résumé en quelques mots. Ainsi sera-t-il. Tout commença le 17 octobre dernier. Jétais alors convoqué à un entretien « afin de faire ensemble le bilan de [mes] démarches et de définir les prochaines étapes de [mon] projet daction personnalisé ». De bon matin, frais et dispos, je mapprêtai à faire bonne figure pour mettre toutes les chances de mon côté, et à affronter les périls les plus improbables dans ce périple qui devait me conduire, de ma Croix-Rousse chérie, jusquà ces lieux incertains au beau milieu des marécages de lest lyonnais, à 45 minutes en bus de mon domicile, bref à ladresse qui était indiquée frustement sur ma convocation : « rez de chaussee 320 av berthelot 69008 lyon 0000000000 ». Cest ainsi, léger et chaud-vêtu, que je débutai mon épopée, sautillant de métro en tramway, me demandant pourquoi lon me convoquait si loin alors quune nouvelle agence, flambant neuve, venait déclore à 5 minutes à pied de chez moi. Je nai bien sûr trouvé aucune réponse, mais cette réflexion ma permis de ne pas trop voir le temps passer dans les transports en commun lyonnais. Larrivée, enfin ! Je mextrayis, mextrayai, mextrus... [zut ! défectif au passé simple !] mextirpai du tram et recherchai avidement le numéro 320 et la petite enseigne si jolie qui orne en général vos agences. Je trouvai le 320, bien à sa place, entre le 318 et le 322. Mais denseigne, point. Un peu inquiet, je regardai toutes les plaques et les boîtes aux lettres éparpillées le long des murs. anpe ? Nenni ! Inconnue à cette adresse. Je poursuivis mes recherches dans les allées voisines, puis dans celles de lautre côté de lavenue, au cas où une inopportune coquille sur la convocation meût fait une blague de mauvais goût. Du numéro 315 au 325, pas dagence. Je retournai donc tout penaud au 320, mon esprit ségarant dans de vagues souvenirs de théâtre, entre Kafka et Ionesco.
Là, je rencontrai un jeune homme, propre sur lui, les yeux hagards, qui me demanda : « Pardonnez-moi de vous importuner, mon bon monsieur. Sauriez-vous où est lanpe ? » Je nétais plus seul ! Quel soulagement ! Je tentai tant bien que mal de le réconforter, mais laventure mavait un peu barbouillé, et je naspirai plus quà rejoindre la CroixRousse, ce lieu si rassurant où les immeubles nont pas loutrecuidance de changer dadresse facétieusement. Durant mon voyage de retour, jeus (largement) le temps de réfléchir. Toutes les hypothèses furent évoquées, aucune ne me convainquit. Je décidai donc de tirer les choses au clair en allant voir cette nouvelle agence locale. Elle existait sûrement, je lavais rencontrée peu de temps auparavant. Elle devait être encore là. Il le fallait ! Je le vérifiai de visu quelques minutes plus tard : rue de Cuire, la jolie enseigne, la porte dentrée avec linscription Agence locale Croix-Rousse. Jétais revenu à la réalité. Rasséréné, jentrai. À laccueil, une jeune dame fort urbaine dont je ne connais le nom se tenait derrière létroite banque qui eût pu lui servir de piédestal tant la demoiselle mévoquait Milo et Samothrace, Praxitèle et Michel-Ange. Sous le charme, je lui demandai en tendant ma convocation : « Pardonnez mon intrusion céans, mais une vétille me titille. Jétais convoqué ce matin à un entretien, je my suis rendu bien sagement, mais je nai pas trouvé lagence ! Je dois être un peu bêta ou bien fonctionné-je en mode mononeuronal. Aussi, maiderez-vous certainement à résoudre lénigme. » Elle regarda la lettre et ses yeux sécarquillèrent. « Quelle adresse vois-je là ? me dit-elle. Point ne la connais-je. Je vais de ce pas investiguer. » Elle me laissa là, seul, devant la stèle. Lors des deux communications téléphoniques nécessaires pour trouver la bonne personne à sa bonne place, je perçus quelques bribes de conversations : « Ah ! oui... équipe spécialisée dans la communication, je vois... Vous avez loué un local privé pour loccasion... Il fallait sonner chez [nom de société] ? Mais ce nest pas précisé sur la convocation, savez-vous ? Comment vouliez-vous quil le devinât ? Vous pourriez tout de même faire un peu attention !... Oui, il faudrait trouver une solution rapidement... Comment ? Je ne vais pas demander à ce monsieur de retourner dans les bas-fonds du 8e alors quil en revient à peine ! Je vous rappelle que nous sommes dans le 4e ! Non ! Certainement pas !... Oui, cest ça ! envoyez donc une nouvelle convocation... mais cette fois, essayez au moins de libeller correctement ladresse, ce sera certainement plus efficace. Au revoir. » Elle raccrocha un peu sèchement, et revint vers moi. « Ah ! là, là ! mon pauvre monsieur..., me dit-elle, il faut sen voir. Je vais vous raconter ça. » Elle me résuma ce que je venais de comprendre : jétais chômeur intermittent en communication ; léquipe convocante était aussi spécialisée dans la communication (ce qui, je lavoue, me laissa un sourire aux commissures) et savait donc mieux que personne ce qui était bon pour moi. Eux seuls pouvaient maider à trouver du travail. Cétait donc pour cela que lon mavait fait mander à la frontière du monde, là où les eaux de ruissellement de Lyon se précipitent par dessus le bord du la Terre en une gigantesque cataracte assourdissante. Ils devaient donc me renvoyer une convocation en bonne et due forme pour que je leur présente mes hommages, et refasse avec eux le point sur ma situation.
Elle me dit aussi quelle allait immédiatement faire le nécessaire, et noter dans mon dossier que javais été excusé à cet entretien, et que ne subirai en aucun cas les foudres de ladministration assedico-unédiquienne toujours sur le pied de guerre contre les fainéants et les profiteurs qui brandissait rageusement tel un glaive son plus redoutable stylographe rouge pour punir de deux mois dexclusion toute personne qui ne se présenterait pas à un entretien sans motif valable. Lorsque quelle vit mon air de saint-hubert qui aurait perdu son maître cor et biens, elle devina que jappréhendais lexpédition. Et immédiatement me dit dun ton amène : « Mais si vous le préférez, vous pouvez aussi revenir dans le courant de la semaine prochaine, nous pourrons faire lentretien ici même. Je comprends fort bien votre ressentiment à lidée de refaire votre paquetage pour un aller-retour au fin fond des marais. » Un sourire sesquissa au milieu de mon visage déconfit : « Merci de votre sollicitude, madame. Cependant, jai cet après-midi même un entretien professionnel, aussi, je ne sais encore si serai disponible la semaine qui vient. Maintenez la reconvocation. Si je peux venir en ces lieux, je viendrai. Sinon, je me résoudrai à retourner... là-bas. » Jeus peine à retenir un sanglot et partis, les yeux brillants, pour rejoindre mon doux foyer. Je me sentais tout de même soulagé de voir que les soucis sévanouissaient parfois devant les compétences adéquates. Je pouvais me remettre à la recherche dun emploi ; je navais perdu quune demi-journée : cétait la matinée du 17 octobre. *** Je nétais pas inquiet, ce jour du 28 octobre, de navoir point encore reçu ladite convocation. Nous sommes si nombreux à chômer en France que jimagine aisément la charge phénoménale que représente la mise à jour dun fichier et lenvoi dun courrier. Pourtant, enfin, une enveloppe de lanpe arriva dans ma boîte aux lettres. Frénétique, je louvris, impatient que jétais de savoir à quelle date jallais être convoqué, et préparant mon calepin de lautre main pour vérifier si jy pourrai bien être. Je lus lobjet de la missive ; le calepin sabousa sur le sol en un flop ! lugubre. La nouvelle était tout autre : « votre absence a un entretien professionnel ». Le glas sonnait, et cétait pour moi ! Ce titre, tout en capitales graphé, je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ! Cétait ladministration tout entière à sa proie attachée. Je voyais déjà en haut de ma fiche, en dix fois plus gros que nimporte qui, mon nom sétaler, biffé au sang des premiers martyrs intermittents pour signifier ma radiation. Jétais défait, vaincu. Damoclès navait plus à menvier. Je décidai toutefois de ne pas me laisser abattre par ce qui ne pouvait être quune mécompréhension, un dysfonctionnement informatique, une peccadille dans la machine pourtant bien huilée, au pire, un cahot sur le chemin de la communication entre services. Jallai donc, dun pas alerte, parcourant la rue de Cuire. Au bout, lenseigne était toujours là, fière et hiératique, clamant haut et fort aux chalands qui passaient lexistence de lagence locale. Non, je nétais pas repassé dans un monde parallèle. Revigoré, jentrai. Ce jour-là, cest sur vous, dame dont je connais le nom, que mon regard se posa. Vous étiez seule à laccueil. Vous madressâtes fort poliment la parole. Je tentai de narrer à vos oreilles très attentives la succession des événements qui mavaient conduit jusquà vous. Cependant, lorsque jen fus arrivé à « une jeune dame fort urbaine dont je ne connais le nom », vous minterrompîtes :
« Ah ! je comprends fort bien, monsieur, votre détresse. Avec vous, de tout cur, me voyez compatir. Mais la prochaine fois du nom de votre hôtesse Enquérez-vous céans, ou craignez den pâtir. Nonobstant, seriez-vous, gente dame, obligeante De rouvrir mon dossier, des entrées relever Où sont notés, je crois, ma venue précédente Ainsi que le pardon que lon dit moctroyer ? Assurément, monsieur , ce serait vilenie ! Si pour vous je louvrais, jencourrais le trépas. Lors même, dun secret, ne créerais lagonie : Ce que dire pourrais, cest : « tes chômeur ou pas ! » Cela, effectivement, je ne le savais que trop bien ! Vous me proposâtes alors, en amiable compensation, de me prendre rendez-vous immédiat avec un conseiller qui pourrait me recevoir et en finir avec ces tracasseries. Hélas, comme je vous lai dit : « Madame, ce serait avec plaisir, mais je ne peux ! Il se trouve que cet après-midi, je travaille, et que ne puis me permettre de demander une demi-journée de repos puisquil sagit dune mission intérim. » Cest alors que vous compatîtes à mon malheur et me suggérâtes décrire cette lettre. Je rentrai de nouveau chez moi, bredouille, pour faire lépître. *** Voici, Madame, cette lettre entre vos mains, ou celles de lun ou lune de vos collègues. Jespère que vous saurez lapprécier et en faire bon usage. Jai gardé par un heureux hasard les tickets de bus afférents à mes pérégrinations du 17 octobre. En fait, je comptais me les faire rembourser, mais je crois maintenant que ce serait peine, labeur et timbres perdus. Cependant, je les tiens à votre disposition et serai honoré, si vous me le demandez, de vous les remettre en mains propres, contre reçu bien évidemment. Ils pourront faire lobjet de je ne sais quelle étude génético-informatique par un agent agréé des tcl pour attester que jai bien pris le métro à la station Croix-Rousse, et le tramway en retour quelque part sur lavenue Berthelot. Si vous décidez de ne pas donner suite à ce courrier, merci de men informer très rapidement, afin que je puisse en apporter moi-même une copie à M. G. C******, de lagence Lyon Opéra, qui na pas dû lire la lettre quil ma envoyée il y a quelques semaines, minformant que je suis dorénavant affilié à lagence Croix-Rousse. Dans lespoir dêtre entendu, veuillez recevoir, Madame, mes plus respectueuses salutations, et agréer lespoir que jai de vous les voir transmettre à la jeune dame dont je ne connais le nom.
Très cordialement,