Il y a des jours, je me dis que j'ai vraiment,
vraiment eu de la chance de vivre les derniers moments d'un monde où le numérique n'avait pas encore tout bouffé.
Mais autant pisser dans un violon : la majorité d'entre vous ne le comprendrait pas. C'est comme ca, et c'est tout. Pourtant je n'ai pas 70 ans, et je ne suis pas, loin de là, hermétique aux nouvelles technologies. Bien au contraire, celles à ma disposition me plaisent bien au delà de ce que vous pouvez imaginer : simplement parce que le fait d'avoir été à la juste jonction de l'ancien et du nouveau monde me laisse toute capacité d'apprécier ce que chacun d'entre eux avait, ou a, de palpitant. Croyez moi : j'adore 2008.
J'en parlais hier soir, justement, avec des amis de mon âge (
) : nous discutions de cette expérience dans un collège, où il a été demandé aux élèves de se passer (sans obligation) d'écrans pendant... 10 jours. Ecrans signifie : pas de net, pas de TV, pas de jeux.
A l'arrivée, beaucoup des réponses d'élèves étaient à mi-chemin entre l'horrible (parce que on se rend compte de la pollution) et du sublime (parce qu'ils sont encore "récupérables") : "depuis que cette expérience a débutée, on lit plus*, on écrit plus*, on passe voir nos grands parents etc...."
L'écran, c'est la grosse came du XXI eme siècle. Nos cames, nous, nous faisaient soit délirer, soit penser, soit créer, soit juste être bien. Je ne dis pas que c'était génial, loin de là : je dis juste que nous étions capables de nous assoir pour regarder un chat juste marcher, ou des fourmis vivre leur vie. Ca peut paraitre con, mais merde, je crois que c'était bien, juste bien.
Tout comme acheter un billet d'avion. L'avoir sur le bureau 3 semaines avant le départ. Voir le nom de la compagnie en grosses lettres sur la couverture, avec le logo. Et se dire : J - 15, 14, 13. l'ouvrir, sentir son odeur, flipper de le perdre.
J'aime beaucoup ce monde d'aujourd'hui, malgré ses horreurs, ses atrocités : elles ont toujours existées. En celà, il n'a rien changé. Ce que je lui reproche, juste, c'est de ne plus faire de place aux souvenirs. A ceux qui font que, en ouvrant une boite au grenier, oubliée depuis des années, une odeur, un moment, un lieu n'existeront plus. La petite qui fut un amour lors de vacances, il y a 30 ans, et dont les lignes violettes sur un papier jauni font gonfler le coeur, l'ami de collège et sa carte postale pleine de délires parce qu'il découvrait, au cours d'un voyage en Angleterre, que Picadilly c'est "génial, super" : des tas de détails à la con et qui prennent l'apparence d'une machine à remonter le temps. Qu'est-il devenu ? Qu'est elle devenue ? Un jour, il n'y aura plus rien dans la boite : les sms, les textos, les mails, les chats, que seront-ils devenus dans 20 ans ? Sur quoi aurez-vous le coeur qui gonfle ?
Vous ne vous rendez pas encore compte de l'horreur que c'est, de ne plus avoir de quoi se souvenir. J'ai mal pour vous, surtout en imaginant les analyses des connards qui dans 10, 20 ou 30 ans se feront grassement payer sur leurs rapports du "mal être" de ces générations sans passé.
Aujourd'hui une photo, ou un film ne valent plus rien : on filme, on efface. L'instant banal n'existe plus : il est juste un chiffre d'occupation sur un disque dur. Le jour où celà devient problématique parce qu'une nouvelle appli arrive, on efface. On ne garde, justement, que l'exceptionnel, pas la vie. Aucun recul, pas le temps. Ma mère, dernièrement, a fait transférer sur DVD de vieux films super 8 : à l'époque, on filmait 3 minutes pour quasiment le prix d'un Disque dur externe aujourd'hui alors croyez moi : on conservait. Sur ces films, sans interêt réel, des tas de disparus, aujourd'hui chers squelettes mais qui là vivent, bougent, sont tellement plus réels que des images figées qui jaunissent que c'en est un choc au ventre ; ils revivent. Le fait qu'ils soient aujourd'hui dans une couette de marbre ne change rien à l'affaire : ne pas mourir, c'est rester vivant dans l'esprit des autres. Mais l'esprit, comme le reste, a besoin de nourriture. Nous vivons dans une société qui, pour la première fois dans l'histoire du monde, a
vraiment inventée la mort par l'effacement. Je trouve ca horrible, douloureux.
* +
EDIT : Entendons nous bien : je ne suis pas en train de juger ceux d'entre-vous qui sont en plein dedans, parce que nés dedans, parce que le monde qui les entoure est comme ca. J'essaie simplement, avec tendresse, de leur dire de faire très attention.