Souvent, le dimanche matin, je fais une lessive au Lavomatic®, j'adore cette ambiance étrange de regards qui se croisent, des gens qui ne se connaissent pas, tout en partageant une tâche commune, exhibant malgré eux leurs slips, soutien-gorges, harnais et autres.
Merde, pas de cash, je dois passer au Postomat®. Bah, un détour de 30 mètres, allez Sébastien, fais du sport ! Il fait beau, Roberto m'a fait rire au déjeunez, je sors de mon immeuble, crevé par ce week-end, mais joyeux. Je commence à traverser la place de la Riponne sous un soleil amical. Au fond un agglomérat de junks, toujours là, au même endroit, invariable, se soutenant de l'angoisse de la nuit (il y a les fêtes de la Cité ce week-end, la ville est bondée de monde le soir et ça ça les blessent, comme un Noël ça les rapproche encore plus de leur solitude), toujours présents. Enfin présent...
En Suisse, c'est courant. On admet que c'est une maladie, parfois la politique semble intelligente. L'état distribue même de l'héroïne gratuitement aux cas désespérés qui ont rechuté à moultes reprises et qui ne s'en sortiront jamais. Sans rire, ça fait des miracles : réinsertion sociale, familliale (et oui...), reprise du travail, arrêt de la délinquance qui servait à payer sa mort. On ne les cache pas, dieu merci. On préfère les laisser se regrouper dans les centre-ville pour qu'ils ne foutent pas la zone partout. Et puis, c'est plus simple, deux flics suffisent à surveiller le groupe.
Des cheveux rouges me tapent à l'oeil (j'adore les femmes aux cheveux rouges). La silhouette commence à se dessiner. Je continue d'avancer. Comme d'hab'. Cette jeune femme, probablement âgée de vingt ans, montre son nouveau tatouage à ses "potes", il descend de sa nuque jusqu'au ***. Elle est sublime. Monica Belluci en serait furax. Des yeux bleux à pleurer, une robe dont l'échancrure du dos descend jusqu'au premier centimètre de sa raie des fesses. Un enfer pour un hétéro. Un véritable enfer. J'en suis traumatisé. C'est une junk débutante : peau de rêve, le sourire dévoreur de son âge, rigolante, heureuse.
Elle me voit. Forcément, je suis différent. Elle m'interpelle, me demande ce que je fais juste là, maintenant. Toute intéressée de discuter avec quelqu'un qui n'a pas déjà bu 4 litres de bières pour calmer le stress de l'attente du dealer. Une invitation claire, net, précise. Mon sang se glace : elle commence à avoir la voie nasillarde des junks à l'héroïne. Je n'ai jamais compris pourquoi ils avaient tous la même voie. Ce n'est pas de sniffer vu qu'ils se piquent, tous. Sa voie... elle débute.
Deux heures après je m'en veux encore de ne pas l'avoir invité sur la terrasse du bistrot d'à côté. De ne pas l'avoir connu, dragué. De l'éloigner du groupe, de lui dire ce qu'elle m'inspire. Si je suis un obsédé, les femmes me font rêver. Trop, parfois.
Et puis non. Rappelles-toi, Seb. Faut dire que j'ai un lourd passif dans ce domaine. Ma jeunesse. Depuis mon premier joint (13 ans et demi, les demis comptent à cette âge), mon (ex-)groupe de pote de l'époque est décimé. Quand je rentre dans ma ville natale pour voir mon frère ou mes parents je n'échappe pas à deux choses. La première est de croiser les deux seuls survivants du groupe. Lesquels n'arrivent qu'à articuler qu'une "salut" approximatif. Deux frères, en plus. La seconde est d'entrevoir les pierres tombales des autres, vu que mes parents ont eux la bonne idée d'habiter sur la route du cimetière. Pendaison en prison, overdose (la plupart), j'en passe. Une petite ville de 12'000 habitants, rurale, tranquille, quoi. Je ne suis jamais tombé dans la "dure", qui, au début de la guerre de Yougoslavie est devenue moins cher que la douce. Je faisais des études, j'avais soif d'apprendre. Du coup on sent très vite ce qui nique le cerveau, on peut pas se le permettre.
Ça n'a pas changé depuis. Avide de musique electro depuis 1997, je connais tous les gens de la région qui ont la même passion, qui mixent, qui produisent, qui écoutent. Je ne fais pas d'amalgame, c'est un exemple. Juste un exemple. Cet hiver encore, des "potes" ont déposé un gars de 22 ans sur un tas de neige car il commençait à se sentir mal après un trop plein de coke. Fallait quand même pas qu'il vomisse sur la moquette de son dealer. C'est dégueu. Début d'overdose. Ça se soigne, surtout quand on habite à 5 minutes d'un hôpital bien équipé. Mais il est mort de froid, avant. J'ai coupé les ponts avec cette région, j'en peux plus.
Je sais c'est confu et mal écrit, c'est sorti comme un vomi et je refuse de me corriger de peur de me lire. Mais même maintenant je la vois depuis ma fenêtre et me retient, mais la tentation est grande. Je me sens salaud, idiot. Elle m'a fait des avances, c'est une fille de rêve. Je pourrais passer de bon moments, être heureux avec elle un moment. Puis je repense à mes ex-potes. Qui, après des nuits blanches à les raisonner, sont d'accord avec toi et te remercient puis quelques heures après gisent shootés en marmonnant que cette fois, c'est différent, c'est pour rire.
Heureusement les choses changent. Depuis les junks se shootent à la coke, c'est mieux, parait.