C'est bien le problème : il était très bon en tant que ministre. Mieux que ses prédécesseurs il n'a pas vraiment eu le temps d'en faire la preuve :siffle:, mais je persiste : c'était un bon.
Comme beaucoup d'hommes doués mais faibles de sens moral, c'était un cynique. Mais on ne peut exclure totalement une sorte de dédoublement dans son comportement paradoxal : il a menti avec constance tout en encourageant réellement la lutte contre la fraude fiscale, ce qui était à l'évidence contraire à ses intérêts personnels sur le long terme.
Pourtant, je ne crois pas à l'explication purement psychologique par la schizophrénie (une part de lui voulait tricher, une autre se racheter de ce péché dans ses fonctions ministérielles), à moins de la compléter par une autre analyse. Je crois qu'au-delà des prédispositions éventuelles de son caractère, Cahuzac est le type même du manager moderne, pour lequel n'existe pas d'autre horizon dans tout ce qu'il entreprend que celui de la maximisation du profit. Frauder habilement à titre privé, tout en faisant preuve de zèle dans ses fonctions publiques qui impliquaient de pourchasser les fraudeurs, ne devait pas lui apparaître comme une forme d'hypocrisie ou de contradiction délirante, mais comme deux formes cohérentes d'optimisation de la performance dans des domaines parfaitement étanches.
Dans une analyse qui rejoint celle-ci tout en la dépassant, Paul Jorion évoque quant à lui une « schizophrénie structurelle » : dans un monde qui fonctionne en réseau et où seule compte la rationalité managériale à court terme, les attachements traditionnels propres aux structures hiérarchiques pyramidales (l'intérêt national par exemple) sont remplacées par un système réticulaire de connexions-déconnexions, où toutes les transactions sont désormais négociables.
Le modèle du réseau valorise la connexion tous azimuts, la pluriactivité, le carnet d’adresses, la créativité née des combinaisons les plus improbables : au nom de quoi subsisterait-il des liens honteux, sources de « corruption » ou de « conflits d’intérêts » ?
Sans doute, en dissimulant son argent dans un paradis fiscal, Jérôme Cahuzac soustrait à son pays, la France, l’impôt censé alimenter le budget national. Mais dans le monde du réseau, le mot « national » est dénué de pertinence. La perception de l’impôt n’a plus beaucoup de sens dès lors que la France est une « partie contractante » parmi d’autres, avec laquelle on n’est lié par rien d’autre qu’un contrat ou une feuille de route. Dans la logique du réseau, l’« attachement » d’un homme à son pays (ou à sa famille) le prive d’opportunités et entrave inutilement sa carrière.
[…] Rien ne s’oppose, dans la logique du réseau, à ce qu’un ministre du budget en charge de la lutte contre la fraude fiscale soit lui-même un fraudeur. La notion de contradiction n’est tout simplement plus pertinente. Si schizophrénie il y a, c’est une schizophrénie structurelle, consubstantielle à la nouvelle organisation du monde.