Ils se nomment eux-mêmes des
archéologues du XXI° siècle. Ils sont traversés par cette phrase de Wim Wenders : "Qui je suis ? Je suis mon histoire".
Ils sont ingénieurs, techniciens, inventeurs, bricoleurs, vidéastes, musiciens, acrobates. Ils s'appellent
KomplexKapharnaum.
Ils ouvrent, depuis mercredi, le festival "Chalon dans la rue".
Et pourtant, ce n'est plus du spectacle de rue.
On ne saurait d'ailleurs dire ce que c'est.
C'est une comète dans le spectacle vivant.
Un moment atypique, bien au-delà des frontières disciplinaires, bien loin, aussi, des rapports traditionnels entre les créateurs, les artistes, et leur public. Même de rue.
Pendant plusieurs années, les "électroniciens" de la rue ont tourné un dispositif beau et consensuel, SquarE (télévision locale de rue). De Mantes-la-Jolie à l'ouverture d'Avignon, ils sont allé dans toutes les places européennes des arts de la rue, entraînant dans des déambulatoires des gens dont les paroles, les portraits, les images se reflétaient aux murs, prenaient écho et sens dans l'espace public. KomplexKapharnaum captait et régurgitait en marchant.
SquarE, c'était l'irruption chez les gens.
PlayRec, leur nouvelle création, est, en quelque sorte, à l'opposé de ce principe.
Alors que le public attend devant l'ancienne fabrique devenue lieu de mémoire, les acteurs de PlayRec viennent ouvrir les portes et nous accueille. Chez eux. Au milieu d'une profusion de dispositifs électroniques. Un grand écran, une façade immense passée au blanc d'espagne, un autre écran, puis un autre encore, trois, quatre. Et des petits chariots, bourrés de technologies, de vidéo-projecteurs, de tables de mixage, de palettes graphiques.
Le spectateur ne sait pas où se placer. Il semble perdu, debout sur la scène.
Puis, la première image fait se tourner tout le monde. C'est Dédé, ancien de chez Kodak, l'usine chalonnaise qui perd peu à peu tous ses employés. C'est Jean-Pierre, l'ancien à tout faire de la sucrerie désaffecte dans laquelle nous sommes. Ce sont les archéologues du Komplex, qui cherchent les témoins dans les rues pavillonnaires ouvrières. Puis s'ouvrent les petits écrans, comme autant d'ateliers où se prépare la seconde partie du spectacle. Ici, on monte un film. Ici, on retravaille des images à la palette. Ici on mixe plusieurs sources avec du son. Ici, on met en scène l'usine. On ne sait plus, on tourne, on regarde ces artistes en train de créer ce que l'on verra plus tard, on scotche devant l'écran qui continue à diffuser la mémoire. On tente de comprendre ce que font ces gens qui colle des affiches sur le grand mur blanc. On s'arrête devant le trampoliniste qui rebondit au rythme d'un dub minimal.
Les invités du maire partent peu à peu.
C'est que le Komplex Kapharnaum n'est plus dans la seule régurgitation consensuelle des paroles des autres.
Ces gens ont des choses à dire. Sur la violence économique du monde. Sur leur place dans cette société saturée d'image, qui se vide de mémoire.
Sur le souvenir et les histoires de ces gens de peu. Sur leurs racines, sur leurs histoires propres. De trentenaires déracinés dans une société sans but.
Alors forcément, ça coince. Les gardiens de l'usine Kodak, qui ne veulent pas les voir. Les anciens de la sucrerie, les yeux encore embués de se remémorer une vie d'aliénation au travail.
Et les images, qui se croisent, qui se fondent, qui dansent sur la musique créée là, tout à côté. Et l'acrobate qui saute. Et le mur qui se remplit.
On se retrouve au milieu d'eux, embarqués dans leur travail de mémoire sur le lieu. Dans leur volonté de mettre l'art en public. En nous.
Ne les ratez pas. Ils inventent un nouveau langage artistique, et ce langage est le notre.