Cétait il y a à peine plus dun an. Peu après la sortie de Mac OS X 10.2, javais comme beaucoup découvert grâce à iChat les joies de la messagerie instantanée. La diffusion du logiciel ayant entraîné un regain dintérêt pour ce moyen de communication, de nombreux sites consacrés au Macintosh avaient profité de loccasion pour ouvrir des salons de discussion, et nous étions nombreux à les fréquenter avec assiduité. Je garde le souvenir précis de la frénésie qui marquait nos échanges. Je pourrais chercher longtemps le moyen de décrire ce quon pourrait presque qualifier de mouvement dhystérie collective, mais il mapparaît aujourdhui que le moyen le plus sûr de rendre compte de lexcitation du moment se résume à ces mots : cétait un beau bordel. Cest à cette occasion et dans ces circonstances que je fis connaissance avec plusieurs membres de ces forums, lesquels devaient me pousser à y participer quelque temps après, mais ceci est une autre histoire.
Sur les salons, on pouvait, en exagérant à peine, croiser la Terre entière : Canadiens, Belges, Luxembourgeois, Suisses, Français de métropole et doutre-mer, nous nous retrouvions tous dans le creuset brûlant du « chat », et javoue, en ce qui me concerne que cette aventure cosmopolite nétait pas faite pour me déplaire. Mais livresse de la découverte passée, les salons périclitèrent doucement : au fond, nous navions pour la plupart rien à nous dire, et il semblait somme toute dans lordre des choses que, la fête finie, chacun rentrât chez soi. Je ne gardai de cette période que quelques bons amis, lesquels me sont resté fidèles, et je menfuis donc dans le petit matin numérique, laissant derrière moi les derniers flonflons de ce qui navait été quune longue nuit de folie.
Aujourdhui, si jai presque tout oublié de ces échanges frivoles, je me souviens néanmoins dune journée en particulier qui devait, pour longtemps, changer mon comportement sur le réseau.
Cétait au début de septembre, et nous étions une dizaine à badiner sur un salon. La « discussion » allait bon train, et nous en vînmes tout naturellement à évoquer les cérémonies prévues pour le premier anniversaire des attentats de New York. Le ton léger de la conversation à ce sujet semblait ne pas convenir à lun des participants et, perdant définitivement une bonne occasion de fermer ma gueule, je crus bon dajouter une plaisanterie douteuse de mon cru, histoire de choquer le bourgeois et de me distinguer par mon humour macabre.
Or, il se trouve que ce jeune homme qui semblait si énervé par notre petit jeu était citoyen canadien, et quil avait, dans chacune des deux tours, un membre de sa famille. Parmi les quelque trois mille morts de cette tragédie, deux étaient ses cousins. La gaffe me sembla, sur le moment, monumentale. Je compris aussitôt que rien de ce que je pourrais dire ou faire ne saurait faire pardonner ma sottise.
Je crois que jai réagi par orgueil. Je ne voulais pas être ainsi pris en défaut en public. Je fis sans doute le seul choix quil ne fallait pas faire et, ajoutant un mensonge coupable à ma bêtise, jinventais aussitôt une histoire, prétendant à mon tour avoir perdu un proche dans leffondrement du World Trade Center. Je tâchais de me défendre ainsi, opposant un chagrin imaginaire à celui bien réel de mon interlocuteur.
Il mest arrivé parfois davoir honte ; je ne crois pas être le seul. Mais jamais je nai eu honte de moi comme ce soir-là. Jamais je ne me suis senti plus méprisable, ni plus insignifiant. Jamais, je crois, je navais autant mérité lamertume qui envahit alors ma bouche, ni le dégoût que je minspirais tout entier.
Le soir même, jécrivis à ce jeune homme, lui avouant toute lhistoire et mes remords. Il eut la bonté de comprendre et de me pardonner. Il me raconta même lhistoire de ses cousins et la détresse de sa famille. Je promis de prier pour le réconfort de ses proches aussi dérisoire que cela puisse paraître, cétait bien tout ce que je pouvais faire et je tins ma promesse. Non comme une pénitence, puisque le seul pardon qui comptât en la matière mavait été accordé, mais comme un authentique acte de foi, ce qui ne métait plus arrivé depuis bien longtemps.
Il faut apprendre de nos erreurs, petites ou grandes, car nous navons pas dautre choix en ce monde que de devenir meilleurs : il en va de notre survie. Le caractère virtuel des échanges auxquels nous participons, sur le « chat » comme sur les forums, ne doit pas nous faire oublier lexistence bien réelle de nos interlocuteurs. Il vaut toujours mieux se distinguer par le respect quon a des autres, que par un comportement atypique lequel peut, à loccasion, se révéler extrêmement violent pour la sensibilité dautrui. Préservons nos différences, oui, mais pas au prix de ce qui nous rassemble : notre trop plein dhumanité, dans ce quelle a de terrible, peut nous faire commettre des erreurs ; faisons en sorte que nos erreurs nous rendent plus humains.