À quoi rêvent les jeunes filles, Anna ? Est-ce bien cela que vous vouliez devenir ? La traînée de service, la garce au milliardaire agonisant, la poupée vulgaire aux seins siliconés ?
Je vous trouve belle sur cette image, Anna. Il y en a une ou deux comme ça. Vous ne posez pas, vous ne voyez pas le photographe. La bouche entrouverte, vous semblez détendue, rêveuse. Mais vous ne rêvez que de dollars, même à ce moment-là. Vous vous souvenez ? C'était le jour où vous êtes allée devant la Cour suprême pour faire valoir vos droits sur l'héritage de votre mari. Vous aviez rangé vos paillettes : profil bas, tailleur sombre et croix d'argent. La veuve noire dans toute sa splendeur.
Vous savez, c'est quelque chose que j'aime en vous : vous n'avez jamais été une victime. À l'occasion, c'est l'impression que vous auriez voulu donner. Ça oui, ça ne vous aurait pas déplu qu'on pleurât sur votre sort. Mais les loups font des agneaux peu crédibles et vous n'étiez plus vraiment une ingénue. Alors oui, j'ai aimé la façon dont, au cours de toutes ces années, vous avez affronté le mépris de vos semblables. J'ai admiré la force intérieure qui, à défaut d'être morale, vous tenait la tête haute sous les quolibets des plus laides et des beaux esprits à langue venimeuse. Pour être tout à fait honnête, il est très probable que je vous aie méprisé moi aussi. Mais vous savez Anna, ce n'est pas donné à tout le monde de bien se faire haïr…
Maintenant, tandis qu'on charcute votre cadavre dans un hôpital de Fort Lauderdale, je regarde votre beau visage et je repense à ces derniers mois et comme vous étiez inconsolable après la mort de Danny. C'est drôle n'est-ce pas ? Vous avez tellement joué le chagrin illusoire que cette fois personne n'y a cru. Je crois qu'ils ont fini par se dire que vous étiez incapable d'amour, que tout ça c'était encore un coup pour qu'on parle de vous. Quand on n'a aucun talent, jusqu'où n'irait-on pas ? Mais il n'y avait personne dans votre chambre l'autre soir, personne que vos fantômes intimes : le sixième anniversaire de Danny, son premier jour d'école, un cadeau pour la fête des mères. Personne que l'ombre du bonheur simple qui ne vous suffisait pas.
La vie est un théâtre chinois, Anna. Dans l'arrière-salle, des jeunes filles alanguies meurent dans leurs rêves d'opium. Mais à quoi rêvent-elles ?