Cher Staphylococcus Aureus
Si je te dis "cher", ce n'est pas tant que tu me ruines, notre système de santé est encore un peu efficace. Non, c'est que, à quarante ans passés, tu trouves toujours en moi l'hôte merveilleux que j'étais déjà dans mon enfance, preuve que le temps n'altère pas ma beauté fulgurante.
Cela faisait pourtant longtemps que tu n'avais pas décidé de me coloniser en grappes innombrables, comme dit la biologiste de la rue de la Loge.
Rappelle-toi. Lorsque je n'étais encore qu'un enfant, tu es entré une première fois, sans que l'on sache comment. C'est peut-être bien toi qui a empêché le fonctionnement du vaccin que l'on m'a administré contre la coqueluche, et qui m'a valu de transmettre ce petit bijou de maladie à ma sœur nouvellement née, tandis que je n'avais moi-même pas cinq ans.
Ce fut, en tout cas, une réussite, et le début d'une glorieuse réputation d'immuno-dépression et d'absence de réponse à toute une famille de bactéries dont tu es l'astre le plus brillant.
J'ai pu ainsi goûter, durant de longues années, aux délices des infections par streptocoques A, tes gentils cousins, qui, non contents de travailler régulièrement à l'inflammation de mon système O.R.L., avaient trouvé l'ingénieux moyen de se fixer régulièrement sur mes articulations antérieures, me clouant au lit des semaines entières, pendant que mes petits camarades profitaient gaiement des joies du printemps campagnard.
T'en souviens-tu, de ces années ? Tu étais là quand je me suis réveillé trop tôt, le jour de l'ablation ratée de mes amygdales ? J'étais assis sur le gros balèze qui m'avait chloroformé, et pendant que je pionçais artificiellement, ce grand couillon de chirurgien s'énervait sur mes cavités spongieuses, sans parvenir à les trancher. J'ai ouvert les yeux, cet imbécile avait encore ses ciseaux dans ma bouche.
Tu sais que les réveils agressifs de ce genre sont des facteurs de bien-être, pour toi ?
Oui, tu sais. Tu m'as toujours aimé, hein ?
J'ai réussi, à force de volonté, à produire des anti-corps corrects contre tes cousins les streptocoques. Ça m'a bouffé mon adolescence, et mes rêves de gloire sportive.
Mais toi, non. Tu me résistes. Là, tu t'es fixé dans mes intestins. Comment ? On ne sait pas. Par opportunisme. Tu n'es pas un SARM, une de ces souches qui pullulent dans les hôpitaux, et qui m'envahirait par désœuvrement ou proximité. Non, tu es juste amoureux de moi. Alors tu t'installes, prolifères, développes ta gamme entérotoxigène, et comme tu es joueur, tu me balances un petit syndrome de Ritter, histoire que je me décide à te combattre sérieusement.
Que veux-tu, je suis un peu couillon. À cause de toi, j'ai une résistance trompeuse à la douleur. Et l'eau de mon pays est tellement pourrie que je ne m'inquiète jamais de mes troubles intestinaux. Alors forcément, j'ai mis un peu de temps à t'apercevoir.
La partie va être serrée, mon pote. Là, on est en monothérapie. Si l'antibiogramme donne d'autres indications, on fourbira d'autres missiles, mon toubib et moi. Et s'il faut que je chie dans un pot en verre tous les mois, que je me bourre de ferments lactiques et de levures toute ma vie, ou que je sois cobaye pour des cultures de streptomyces pour t'empêcher de revenir, je le ferai, tête de nœud.