Sur le fil !!
"Dis-moi chère Shuko ?
- Oui Princesse ?
- Qui est donc cet homme que Père a reçu hier à diner ?
- C'est Mitsuaki Shaku-Gaï...
- Je sens ta mine empreinte de fierté et de crainte, mais tu sembles même oublier que le monde est pour moi un vaste mystère. Parle, tu es mes yeux ouverts sur ce que je ne connais pas. Qui est donc cet homme dont le patronyme semble seul suffire ?
- C'est un homme... parfait !
- Comme tu y vas, Shuko, voilà maintenant que cet homme te fait perdre toute pondération, toute la réserve dont tu me vantes sans relâche les bienfaits s'évanouit soudain face à ce Shaku-Gaï... "Parfait" ! Cet homme aurait-il le destin éphèmère d'une fleur ou celui millénaire d'une montagne ?... Par pitié, dis-m'en plus sur son compte ! Un homme "parfait" arrive chez nous sous la
lune montante, monté sur un cheval que je devine magnifique, et l'on ne m'en dit rien ? Parle je t'en conjure... !
- Ne vous moquez pas, Princesse. Mitsuaki est le fils du Goshen-Do.
- Je comprends mieux la crainte de ton regard. C'est donc lui aussi un guerrier ?
- Meilleur à coup sûr que le Goshen-Do lui-même, à ce que racontent les jeunes légendes qui circulent déjà sur lui, portées par le vent des batailles et moins déformées peut-être que celles qui glorifient son père.
- C'est un Chevalier, ce Mitsuaki Shaku-Gaï ?
- Un Chevalier, un stratège intuitif et un combattant au courage sans limite. Nulle perle de
sang sur son armure, nulle blessure sur sa peau, il semble terrasser sans fin les ennemis de toutes sortes, d'une rive à l'autre de l'Empire personne ne l'a vu connaître le déshonneur, la défaite ou le doute. Ces hommes le suivent sans ciller tant ils ont confiance en sa force et la rectitude du chemin qu'il emprunte. Aussi n'a t-il jamais connu non plus la
trahison.
- C'est donc un guerrier parfait que tu me décris là, non un homme parfait...
- J'y viens Princesse, votre curiosité en éveil n'a dégale que votre charmant entêtement...
- Ne sont-ce pas là des qualités de mon rang ?
- ... Si toutefois vous savez les tempérer à temps ! Je poursuis donc : depuis sa petite enfance le Goshen-Do a pour Mitsuaki des vues splendides, il a décidé que pour l'éducation de son fils il ne fallait souffrir la moindre médiocrité, la plus petite approximation. Aussi dès le plus jeune âge les plus émérites maîtres d'armes lui enseignèrent l'art difficile de la maîtrise du sabre, les meilleurs écuyers de l'Empire firent de lui un cavalier sans pareil, il apprit à se rire de la fatigue et de la douleur, et tandis que son corps gagnait chaque jour en force, habileté et résistance, son esprit était l'objet des soins les plus attentifs et éclairés. On le rendit coutumier de la chose mathématique et de la ronde des astres, des religions on lui montra toutes les nuances, les plus savants voyageurs lui parlèrent de pays et de peuples inconnus de nous, au delà des mers et de l'Empire, il reçut des peintres le savoir du papier et de la couleur et les plus éminents poètes vinrent lui faire offrande de leurs connaissances complexes et délicates du maniement si translucide des mots et des idées...
- Tout cela est fort intéressant, Shuko... Mais cet admirable portrait que tu me dresse là en tremblant d'admiration me semble incomplet pour que cet homme atteigne la perfection.
- Je crois deviner, Princesse...
- Et l'
Amour, Shuko ? Ton Mitsuaki n'est qu'un diamant mal taillé s'il ne possède l'Amour !
- Sachez donc qu'à l'âge rquis les plus lumineuses maîtresses lui accordèrent leurs grâces innommées...
- Te moquerais-tu de moi, Shuko ? Je te parle d'Amour tu me réponds plaisir des sens et techniques du plaisir ! Voilà qui est à la portée de n'importe quelle vile fortune et ne requiert aucune noblesse !
- Calmez donc votre courroux à mon endroit, je vous présente mes excuses Princesse, l'exigence de votre raisonnement est absolue et j'en salue la constance.
- Je suis à bonne école, Shuko : aussi vrai que les
blés nous nourrissent vous abreuvez mon esprit affamé de votre rigueur et de votre douceur sans pareil.
- Ce n'est certes pas là gaspillage : vous mettez à profit le moindre détail et le magnifiez sans tarder... Dites-moi Princesse... ?
- Oui ?
- Que connaissez-vous de l'Amour ?
- Ce que mon cur de quinze ans en dit, ce que j'en sais je le ressens et le sait là, en moi, aussi vrai que l'eau descend vers la vallée. C'est pourquoi je maintiens que ce Chevalier plein de force et d'instruction, plein de sagesses accumulées et de triomphes sanglants, ce Chevalier s'il ne connait l'Amour n'est pas homme parfait.
- Il est vrai qu'on ne lui connait que des maitresses...
- Son cur n'a pas connu le doute que je pressens ? Les douleurs que j'imagine sans peine... la flamme absolue que j'attends déjà de la vie ? Toute cette belle énergie de fer et de sang, toute cette chaleur de l'esprit et du geste me laissent rieuse si ce fabuleux samouraï ignore ce que le plus niais des paysans peut vivre intensément. Qu'importe le nom et la direction des étoiles si on n'en distingue l'éclat ? Aussi je vous le dit : au regard de la richesse de son savoir et de l'absolu de ses manques, cet admirable Shaku-Gaï est le plus imparfait des hommes !"
Derrière la paroi de papier, Mitsuaki sentit pour la première fois de sa vie le doute et le trouble noyer son cur.
Sur le chemin si doré et rectiligne de son destin, il sut qu'il n'avait été jusqu'à présent qu'un vagabond sans joie.
Une princesse aveugle qui n'avait rien connu de la vie venait de bâtir au beau milieu de ce chemin la plus imprenable des forteresses.
Car il ne pourrait la prendre au fracas de son armure, au fil de son sabre, au bouillonnement de sa hargne : il lui fallait la clef.