Mer frisottante... pas de nuages dans le ciel. Pourtant, on ne sait jamais ce qui peut arriver en mer. Le
voilier est sur le point de larguer ses amarres. Ils vont prendre la route, cabotage en demi- teinte le long de la côte ouest de l'île, juste le temps de trouver un abri pour une nuit.
Dans le carré de Pila, la bouteille de Gin bien entamée ne bouge pas.
Ana chantonne à voix basse, l'esprit ailleurs, tentant de convoquer les formes empilées dans son tiroir à rêves, tandis que R. termine les man½uvres.
Quel genre de loustic était-il donc ce
clown?
Et si tout en lui n'était qu'esbroufe?
Son doute constant envers sa propre capacité à déchiffrer les énigmes de la vie, allait-il lui faire perdre la raison?
Le voilier décroche. On entend juste le ronron régulier du 65 CV diesel Volvo Penta en fond de cale.
Ana prend un livre.
R. connaît la route par c½ur, il sait où il va. Déjà le soleil embrase le ciel avant de disparaître et la crique de Senetosa est là. Douce, silencieuse, déserte, encore tiède. Un abri idéal.
Man½uvres à l'envers, l'ancre s'accroche et la chaîne se tend.
R. la rejoint se pose à côté d'elle, se sert un verre et s'affale.
Ana en profite pour laisser tomber sa tête sur son épaule.
Ils en sont à un moment où le genièvre va se charger de continuer le film en N & B.
Tout semble dans l'ordre des choses. Un ordre exigé par les circonstances.
Ils ont déjà vécu cette scène des tas de fois dans leur vie, et il y a quelque chose de rassurant à risquer perdre la partie...
R. se demande ce que pouvait bien ressentir l'homme qui partait pour la première fois, chasser un trésor, une femme, sans l'avoir lu auparavant dans aucun livre de sa bibliothèque.
Plus léger qu'un cauchemar, le ciel se charge de résidus de brume grise, ou tissée de tous les gris et où toutes les couleurs s'estompent à l'approche de la tempête sur la crique déserte de Senetosa.
On ne sait jamais ce qui peut arriver pendant une tempête, elle peut souvent se déchaîner avec violence.
Brusquement Ana dit, je veux prendre une douche brûlante, nue, avec plein de vapeur comme si c'était la brume de la haute mer. Et nous deux dans cette brume, sans que plus jamais tu ne me parles de bateaux, ni de rien. J'ai tellement bu que je veux seulement embrasser un homme.
Ôte ton masque de guerrier
austère et fais moi
rire et pleurer.
Longtemps après, dans le noir, avec juste un rayon de lune blanc-
pur rayant la mer noire, ils se sont imbriqués l'un dans l'autre, comme s'ils l'avaient toujours fait.
Pas de paroles pour justifier l'inéluctable. Sans fioritures.
- s'il arrive quelque chose, ne me laisse jamais seule.
Soudain le bruit de la pluie qui tambourine sur le pont au dessus d'eux paraît sinistre. État doux-amer, respiration lente et chaude.
Les mots que dit Ana semblent plus impressionnants que le vacarme de la tempête.
- Ne dit rien, murmura-t-il
- Je ne veux pas que tu meures.
- Ça n'arrivera pas.
- Ça arrive des fois.
R. sent bouger Ana qui se sert plus étroitement sur lui.
- Jure moi...que tu ne me laisseras pas... seule au MOnde.
R. bouge la tête blottie au creux de son épaule en signe de oui.
Il sent alors le corps nu qui vient sur le sien pour le chevaucher, les cuisses ouvertes sur ses hanches, tempête double des corps et des éléments, sa bouche cherchant la sienne, sans lui laisser d'autres échappées que la fuite en avant, l'étreinte intense, l'abandon, la déroute.
Alors une larme lourde et brûlante tombe sur son visage. R. embrasse ému les lèvres entre-ouvertes et humides qui laissent échapper, fragile comme le temps, un long soupir de
Femme qui pleure de Bonheur.