Au milieu de ce qui lui paraissait une détresse mais qui était en fait une bien confortable contariété, le jeune homme blessé tenta de mettre ses sentiments en mots, en relevant sur son front la mèche qui l'agaçait.
Il était malheureux, houlà.
Assis grimaçant devant l'écran de son ordinateur dont l'écran illuminait seul la pièce, il entreprit donc d'écrire un poème qui s'avéra fort médiocre.
A la quatrième relecture il soupira de dépit, jugeant irrémédiablement mauvaises ces lignes qu'il aurait désiré mystérieuses attirantes orientales et pleines de sens cachés, alors qu'au final elle s'avéraient à peine du niveau d'une déprime égocentrique adolescente.
Et encore, une déprime passagère.
En panne d'inspiration, le jeune homme qui n'en restait pas moins blessé se leva et entreprit en se lamentant toujours sur lui-même de donner à manger à son chat, lequel se précipita pour s'enrouler à ses jambes, devinant bien les intentions bienveillantes à son égard du jeune homme blessé.
Puis il se rongea un ongle distraitement et s'exclama face au chat qui engloutissait sa malodorante pâté de luxe que son histoire était d'une effrayante banalité.
"C'est même pas "mon" histoire ! gémit-il. Cette histoire n'est qu'une partie de ma vie, une minuscule partie absolument banale de ma vie qui est et restera d'une absolue banalité !!"
Soulagé de cette prise de conscience, même si elle était d'une cruelle lucidité, le jeune homme ouvrit la fenêtre et regarda le ciel d'été.
Il aurait aimé avoir un sentiment fort et physique, genre envie de vomir.
Il était temps d'essayer de faire quelque chose de cette soirée avant qu'elle ne devienne une soirée à la con.
Il soupira donc en consultant sa montre, comblant le malaise dans lequel il trainait par le souvenir de ses potes lui parlant d'un bar vendredi soir.
"C'était quoi comme bar ?" demanda t-il au chat qui le rejoignait sans bruit.
Le chat n'en savait rien.
Quitte à passer une soirée banale au milieu d'une vie banale pleine de pseudos-douleurs moelleuses, autant y aller à fond et aller boire un verre avec des potes.
Il éteignit la chaine qui diffusait un CD piraté de Ange, attrapa sa veste joliment froissée et sortit après avoir gratouillé le chat.
Dans la rue il se trouva d'une effrayante normalité : tout le monde se promenait c'était l'été personne ne regardait la télé, c'était affreux.
Le jeune homme blessé adorait l'hiver et la solitude préoccupante de la buée s'exhalant de sa bouche.
Il se rendit dans le bar où il pensait trouver ses potes et ses potes étaient là, quoi de plus naturel en fait ? Rien.
Il souria peu à l'assemblée qui trouvait du charme à son air profond et à sa mine inquiète, et fut assommé de constater qu'il y avait trois personnes qu'il ne connaissait pas : il allait falloir paraître s'intéresser un minimum à des vies qui ne le concernaient pas et qui n'allaient sans doute pas réserver de surprises notables, des trucs susceptibles de lui faire lever un sourcil, de le tirer de l'apathie morne de cette soirée sans éclat.
Il se préta donc de mauvaise grâce au jeu social qui veut que l'on prête attention à ses contemporains dès lors qu'ils vous sont présentés par des proches, et par là même supposés être dignes d'intérêt.
Deux étudiantes, un commercial, et une nana dont il n'avait pas compris la profession.
La soirée s'étira il se concentra sur la déco du bar, laquelle n'offrait rien qui put offrir quelque intérêt : une décoration faussement chaleureuse d'un bar sans âme. Il soupirait souvent et s'ennuyait mollement sans parvenir à se décider à faire quelque chose d'autres genre rentrer chez lui.
Je nage dans le vide sans aspérités de ma vie tiède, se dit-il, ce qui était somme toute bien meilleur que tout le poème qu'il avait essayé d'écrire pour l'envoyer par mel à cette conne.
Il allait s'appréter à prendre congé quand un de ses potes soumit à l'assistance l'idée d'aller au cinéma.
Il venait de sortir en salle un de ces films anglais tragique et drôle dont les résonnances sociales prétaient à s'émouvoir, et qui avait déjà un succès monstre.
Le jeune homme était trop blessé pour avoir le moins du monde envie d'aller se changer les idées au cinéma, et puis c'était l'été merde !
La fille dont il n'avait pas pigé le métier s'exclama avec enthousiasme que c'était une "super-idée".
Il la regarda en soupirant, mais une seconde de trop sans doute, et se leva avec les autres et l'intention de dire au revoir bonne soirée vous me raconterez si ça vaut le coup.
Ils firent la queue devant le cinéma, la fille entreprenant d'en savoir plus sur le compte de ce silencieux jeune homme pâle qui semblait si las qu'elle se demandait quand il avait souri pour la dernière fois et à quel propos.
Il se contraignit à répondre aimablement mais sans plus, regardant parfois de longues secondes la ligne séparant le toit des immeubles et le ciel si bleu de nuit pour lui faire comprendre qu'il était là sans être là et que c'était ainsi tant pis.
La bande put enfin envahir la salle et prit position en plein milieu, et le jeune homme, agacé d'être enfermé dans un cinéma, se retrouva assis à côté de la jeune femme, dont il passa quand même quelques secondes à essayer de se remémorer la profession. Il alla même jusqu'à lui sourire lorsqu'elle plaisanta à propos de sa veste froissée.
Il aurait pu facilement s'en vexer.
Peut-être même s'en vexer au point de quitter la salle, en faisant un effort.
Mais il était incapable du moindre effort.
Le film commença et l'ennuya profondément, quasi immédiatement.
Il n'était pas nul sans doute,ce film anglais, mais il s'en fichait complètement de ce qui pouvait arriver aux personnages de ce film qui se voulait à la fois brillant et offrir un panorama de la vie des gens normaux, le banal d'un bout à l'autre, mais le banal est si porteur d'émotions que des fois on en est récompensé en tant que metteur en scène.
Aucun intérêt.
Il tourna la tête et regarda le profil de la fille.
Il sentit une douce chaleur envahir la détresse fâde de son cafard silencieux. C'était tout simplement qu'enfin son inconscient s'était suffisamment débattu dans le noir pour que son cerveau englué et ses feignants de nerfs se rendent compte : la nana assise à ses côtés était superbe, émouvante, délicate, et elle avait des joues d'un lisse arrondi qui n'appelait que les caresses.
Mais les caresses n'étaient pas envisageables, alors il regarda simplement jusqu'à plus soif le profil de la jeune femme éclairé des éclats mouvants du film anglais.
Et puis paf bing elle tourna la tête il eut l'air d'un con et en plus il détourna les yeux mais pas assez vite pour ne pas voir une ombre de sourire ironique passer sur sa bouche à elle.
Il passa les minutes qui suivirent à souffrir tout seul, se demandant si cette ironie était moqueuse et méprisante, ou bien au contraire porteuse d'un espoir ténu, délicat, éphémère, compromis déjà sans doute par le fait qu'il n'osait pas la regarder à nouveau dans la pénombre.
Son âme était bouleversée, ses idées en vrac, ses nerfs picotants qu'il devait avoir l'air bête, une tâche, un cake.
Puis il la regarda le regarder. Et sourire un peu.
Cette fille avait la classe il eut envie de caresser sous ses cheveux relevés, sa nuque. Mais les caresses n'étaient toujours pas d'actualité : les caresses lorsqu'elles sont gênantes, lorsqu'elles sont peut-être une agression, sont une catastrophe.
Et pourtant leurs bras se touchaient déjà, il s'en rendit compte : cette chaleur banale était la sienne, elle en devint alors extraordinaire, fabuleuse, promise, un paradis de chaleur, un monde entier de peau, un souffle de promesses.
Il bougea son bras de quelques centimètres, toute ma vie dans si peu de distance, et le bras doux le suivit.
Ils se caressèrent les doigts, le creux des mains.
Il décida d'arrêter d'être un con.
Il décida qu'elle aimerait son chat et que quelque soit sa profession il y consacrerait une attention équivalente à l'intérêt qu'elle y portait.
Il décida qu'il avait faim et qu'il allait l'emmener bouffer libanais.
Il se découvrit ému mais n'en chercha pas l'élan poétique.
Il ne décida plus rien lorsqu'elle l'embrassa tout doucement.
Qu'il était bon de se noyer dans un baiser si banal en soi, un baiser de rien du tout un soir, un tout petit baiser qui pourtant stoppa la course de toute chose.
Après un baiser comme celui là on est pas malheureux pareil.