Craches-les. Laisse les vivre, donne leur une vie propre, laisse les sortir et s'enfoncer loin de ta tête. Comme ils se bousculent, comme ils viennent, comme ils sortent. Et alors, qui cherche le sens ? Qui prétend l'avoir trouvé ? Les mots ne t'appartiennent pas, ils ne sont pas à toi. Même l'ordonnancement que tu leur donnes n'est pas tien, ils vivent leur propre vie, en toi, hors de toi. Et qu'importe pourquoi ?
Le pain au chocolat, amer, qui dégouline de chaud et se repait de ton haleine. Les cauchemars de mon fils, comme autant d'orgues bariolées en guirlandes incertaines. Et le canal qui s'écoule, tendrement, entre ciel et mer, au rythme gluant des bestiales envolées de la terre. Les fumées tragiques, les pots catalytiques, les leurres qu'on nous envoie pour qu'on croit en l'enfer.
Tous ces mots qui chavirent, qui trébuchent, qui s'abiment, qui se tordent par terre à peine vomis de moi, qui cherchent une sortie, une navette, un quai. Et le bac du sauvage, qui traverse sans peine. Les eaux du petit rhône, immenses et bouillonnantes. Le sommet des enfers, sa corniche meurtrière, les rochers et ensuite, tout droit, sans réfléchir, en apnée, aveuglé par le blanc dans les oreilles.
Les mots sont des salauds, ils nous tournent autour, nous font voir leur propre misère et nous font croire qu'elle est à nous. Il faut les expulser, les traiter comme des chiens, les trainer par terre et les abandonner. Là. Dans le caniveau souillé. Nus, au regard de tous. Imprimés. Gravés. Archivés. Déposés comme des gerbes sans grace. Abandonnés comme des cornets sans glace. Empoisonnés. Le ventre tordu, torturé, et le corps de Denis qui se lève, se secoue, et retombe sur la table du déjeuner. D'où sort-il, lui ? De ma mémoire épileptique. Dans un virage reptilien, je l'ai laissé depuis juillet, et il revient. Salaud. Salaud de mort qui vient hanter ma nuit.
Je te traine là, comme d'autres mots plus beaux. Tu n'es qu'un souvenir, un souvenir de mots, de sourire, de gaité. Comme tant d'autres. Tant d'autres phrases.
Les mots sont tes prisonniers, pas tes géoliers. Eux, ils ont la porte. Toi, tu as la clé.